Il serait faux de prétendre que l'expérience d'un événement conditionne la qualité ou la profondeur de celui qui le relate, comme si c'était nécessairement qu'à force d'expériences on gagnait en profondeur. En grande part, et je crois même en majorité, l'existence ne précède pas l'essence – Sartre était décidément trop superficiel. C'est plutôt la qualité d'une personne qui détermine si elle a bel et bien « vécu » l'événement, si elle l'a vécu complètement, en tirant de l'expérience un dense enseignement, n'en laissant rien perdre. Il ne suffit jamais de vivre pour penser bien personnellement le vécu. Beaucoup traversent l'existence avec quantité de préjugés qu'ils appliquent comme une grille de lecture uniforme et lénifiante sur tout ce qui leur arrive, comme un tamis qui en égrène les saillies et en déforme la réalité, sur toutes leurs perceptions et intellections, de sorte que non seulement ce qu'ils voient garde à jamais la saveur médiocre de ce préjugé initial, mais qu'ils ne peuvent voir que ce que les bornes de leurs préjugés leur permettent de trouver : ils sont ainsi affectés exactement comme ils sont censés l'être, et, sans avoir vécu leurs épreuves, on devine ce qu'ils vont en dire et qui correspond tout juste aux limites de ce qu'ils peuvent ressentir et comprendre sans qu'ils en soient davantage édifiés. On ne retient pas d'une expérience une philosophie ou même une pensée neuve si l'on n'est pas préparé ou apte à en extraire la leçon ; on ne parle avec justesse que de ce qu'on a vécu avec intégrité et avec singularité, à l'abri des influences et des paradigmes préconçus, de tout ce qui en altère à la fois la réception et le constat, et en atténue la teneur et la pertinence. Tout ce qu'on perçoit avec le regard de la banalité ne vaut à peu près rien comme expérience parce qu'on ne se l'approprie pas, parce qu'on l'assimile avec l'esprit commun d'autrui, avec une mentalité de foule, de n'importe qui, de celui qui ne l'a pas intériorisé ni même vraiment vécu, et l'on devient la morale en même temps que la vox populi, on ne fait que répéter des schémas de pensée et donc d'actions, on devient un homme-proverbe en pensées comme en actes. Il y a ainsi nombre d'expériences et probablement la plupart, peut-être toutes, qu'on recopie en soi-même comme on en a entendu parler ou très exactement comme il « faut » les vivre, et pas autrement ; on n'y intègre rien de sa propre personne, on les vit comme une répétition de théâtre, un numéro dont on est inextricablement imprégné, avec réactions et répliques toutes prêtes. On emprunte à des mœurs, parce qu'on les estime valables, des comportements issus de soi-disant « valeurs » en vérité impensées, puis on y appose des justifications au regard de cet ordre moral préétabli souvent socialement, et toutes nos raisons, toutes nos réflexions, on ne songe même pas qu'elles ne sont que des automatismes, que personne en nous n'a puisé des circonstances qu'une pâle imitation de ce qui est attendu ou vraisemblable, systématiquement sans surprise vu de quelque distance, et que nous nous plaisons parfois à appeler notre « devoir ». Non, les événements ne nous altèrent pas, ne nous enseignent pas, ils ne modifient rien en nous, ne font que confirmer nos tendances et nos soupçons où la facilité nous plonge, parce que ce que nous étions avant de les traverser était d'une nature telle que nous ne savions déjà que réagir et nullement être. Alors nous suivons ce courant qui nous emporte encore, mais c'est toujours la même eau et dans la même direction, le bain n'a pas changé, ni la position et l'indolence de notre corps sur l'onde : il est écrit depuis longtemps qu'à tel flux nous nous noierons ou flotterons de telle façon, ça ne devrait vraiment surprendre personne, la manière dont les gens prétendent s'être tournés sur le dos ou s'être mis à nager ; ils savaient nager ou faire la planche, ils n'ont fait que s'en souvenir ; ils ont créé de toute pièce la pensée qu'ils ne le savaient pas auparavant pour se donner de la fierté d'avoir « su réagir » ; de sorte que tout ce qu'ils appellent « événement » de leur vie est une continuité de mentalité paresseuse, une inertie, sans changement. Rien ne les rencontre ; ils ne sont soulevés par rien. Ils persévèrent. Ils persistent. On sera ce qu'on est déjà, même après ces « épreuves » ; on sait d'avance tout ce qu'ils feront et penseront, à très peu près. Un préjugé-routine nivèle tout accident de la route. Il n'y a pas d'accident : profondément, tout est égalisé ; il n'y a qu'en superficie qu'on croit distinguer des pics, des apparences de monts, de fausses montagnes, des rumeurs de vaux et de collines, des réputations de reliefs, des reconnaissances de topographie, mais la forme de ces données est tellement codifiée que leur théorie universelle s'oppose à la réalité particulière, et que c'est tout à fait la différence entre la carte et le territoire.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.