La Terre demeure, George Stewart, 1949

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Dans ce roman post-apocalyptique, un étudiant plutôt solitaire, Isherwood, en randonnée et isolé depuis des semaines, découvre après avoir été mordu par un serpent qu'une épidémie virulente a décimé presque toute la population des États-Unis et probablement de la Terre entière – il suppose qu'il doit sa survie au poison qui aurait lutté en lui avec le virus, et il présume, pour expliquer ce cataclysme, que l'humanité avait connu un stade de développement excessif où la nature, comme pour n'importe quelle espèce, provoque une extinction massive.

Il se réveille pesamment. Marche. Se nourrit. Se déplace. Il se demande ce qui va arriver dans l'Histoire. Il atermoie beaucoup, sans courage particulier, mu par une espèce de bon sens commun traversé, quoiqu'en sourdine, d'émotions ordinaires, rarement vives. Il ne sait pas ce qu'il doit faire et il n'a, par ailleurs, guère envie le plus souvent de faire quelque chose, n'ayant besoin de rien – le principal, eau et électricité comprises, restant accessible pour des années dans les magasins abandonnés – et n'étant par ailleurs pas d'un naturel fort décisif ni sociable. Il est juste plus ou moins curieux ou apathique, selon les moments ; il rêvasse généralement, sans s'avouer sa condition négative, son absence de vertu, son manque d'effort. Il n'est pas si mécontent de son état imposé de solitude, tout compte fait. Il n'est guidé que par la volonté plutôt passive, objectiviste, de savoir ce que l'Amérique va devenir après la catastrophe, alors il se promène pour voir, près ou loin. Le monde lui est assez extérieur, en somme ; il n'y prête guère d'affects – tôt dans le récit, il détermine que sa propre mort le désintéresse. Il ne croit pas en Dieu mais garde une poignée de superstitions dont il n'ose pas se débarrasser – un marteau notamment qu'il conserve comme un symbole sans savoir pourquoi. Ish est environ une inertie. Il rencontre peu de gens – on ignore au juste ce qu'il leur dit et on s'en fiche assez puisqu'il n'a pas de projet déterminé en allant les trouver – : tous ces gens, quand ils ne sont pas mentalement dévastés par l'effondrement de leur univers, vivent toujours, perturbés, dans une sorte de bulle d'inconscience peu plausible et s'accommodant de vivre sans perspective de ce qu'ils ramassent dans les boutiques, mais ils ne conviennent pas trop à Ish qui voudrait toujours une compagnie exemplaire, même si, exemplaire, il ne l'est pas fort lui-même – c'est juste que comme c'est lui qui va à leur rencontre, comme il est en substance le protagoniste de l'histoire et que l'auteur ne l'entoure que de seconds rôles falots et sans caractère, il semble au lecteur qu'il a raison de ne pas les inviter à former une communauté ni à les inviter chez lui. Ish ne voit rien non plus qu'il soit apparemment nécessaire de décrire avec force détails, il n'a jamais de grands sujets d'étonnement, il ne considère que des avis mitigés, il n'a pas de pensées bouleversantes : c'est un homme qui manque d'implication, mais qui se figure important (parce qu'après tout, c'est sa vie que l'on suit). Il s'occupe, mais on ne sait à quoi, le plus souvent : il vaque, d'observations en observations très espacées, toujours assez meubles et insignifiantes, une sorte de philosophie bouddhique de la fatalité, mais sans Dieu ni conviction. C'est à peine un homme, il n'a pas de virilité : c'est un être qui ne sait pas, et qui fait peu pour provoquer un savoir. Enfin, tout ce que j'écris là, bien entendu, ne donne jamais l'impression d'avoir été vigoureusement décidé par Stewart qui paraît plutôt apprécier un protagoniste réservé et mutique qui lui ressemble.

On rencontre toutes les caractéristiques bonnes et mauvaise de la contemplation et de la pâleur dans ce roman écrit par un auteur que n'anime manifestement pas le goût du pittoresque ni le sens de l'intrigue.

On peut affirmer sans exagérer que c'est un récit sans événement, un récit sans action, un récit où la narration est rédigée à gros traits, presque toujours décevante – les rencontres en particulier, qui devraient être logiquement des moments d'intensité, sont floues, mal ébauchées, garnies de sentiments peu crédibles ou convenus, et comme bâclées du désir omniprésent de ne s'attarder sur presque rien, de rendre une synthèse plutôt qu'un déroulement –, sans grands détails pittoresques, sans inattendu émoustillant, où rien ne survient, où l'attention du lecteur n'est relevée par rien, où l'auteur ne profite pas de son postulat terrible pour se livrer à quelque entreprise proprement littéraire, par exemple stylistique, philosophique ou prophétique : c'est assez plat partout parce que le protagoniste, probablement semblable à son créateur, n'est qu'un homme de constat, de réflexion théorique, un observateur dépassionné ne voulant vivre que par curiosité, sans génie ambitieux, consensuel et timoré, représentatif à l'exclusion de l'initiative qui lui fait anormalement défaut, et dont toute intervention efficace susceptible de modifier le cours des événements est manifestement jugé indésirable par l'écrivain qui estime préférable, dans sa thèse même, qu'ils ne soient jamais infléchis par l'homme : il n'est prompt ni à innover, ni à construire, ni à commander, ni à créer ; il n'est ni poète, ni un être d'action, ni un inventeur ; il visite et végète longtemps, sans beaucoup d'émotions, transporté par l'irrépressible plaisir de se torturer d'idées frustrantes comme une impuissance qui rumine ; il réfléchit vaguement et sans virilité, nourrit en loin un désir toujours inaccompli de pionnier ou du moins un souvenir de la grandeur d'un État, mais c'est fort lointain et idéal, il n'œuvre pas en ce sens ou bien de façon dérisoire. Les inconvénients de ce choix narratologique se situent d'abord dans le fait qu'un livre qui raconte sans force beauté ni souci d'exactitude des déplacements infructueux et des patiences meublées de cogitations imprécises, même sur fond de déclin et de ruines d'une civilisation, n'étant ni très original ni fort difficile à produire, a de quoi incommoder un lecteur désireux d'ingéniosités foncières ou formelles ; ensuite, en matière de vraisemblance, en ce parti pris que, parmi les divers survivants qu'on découvre ou qui vont naître, pas un ne s'efforcera de refonder une nation, pas un n'aura l'imagination de tenter une aventure véritable, pas un ne se posera seulement la question d'une « organisation » de façon que le passé ne soit pas sacrifié – des tribus primitives finiront par éclore et se côtoyer avec des lances ou bien des arcs, et c'est tout : tout est à recommencer du temps de l'âge de pierre sans même la mémoire plus que mystique de la société de la génération précédente. Des hommes jeunes marchent par tribus sur des ponts qui s'effritent sous la rouille, fuyant quelque incendie et chassant le lion, sans s'interroger sur l'origine de cet édifice de métal qu'ils foulent. Moi, je n'y crois pas.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant