C'est principalement – on s'en doute peut-être – à dessein d'approfondir ma connaissance de Nietzsche que je me dirigeai vers cette biographie assez connue de Lou Andreas-Salomé qu'il aima notoirement et dont la relation fit une partie de la célébrité, voire de la légende, légende usurpée si l'on considère, comme je le crois, qu'il n'aima en elle que l'illusion d'une certaine femme dont il avait alors, à ce point d'existence, ou bien besoin ou envie. Après avoir écrit ceci, j'ignore encore pourquoi je tiens à préciser que je ne suis pas « fan » de Nietzsche : toute attitude servile ou obséquieuse qui ne se cantonne pas à l'éloge mérité d'un état objectif, à l'admiration d'une faculté réelle, tourne à l'aveuglement et à la soumission pleutre, à la surestimation de l'objet, dont on doit logiquement se départir tant qu'on reste rationnel, ainsi qu'au prétexte à l'humilité passive qui ne bâtit qu'un culte contradictoire, opposé à la force créatrice de celui qu'on admire et qu'il faudrait mieux imiter. Cet excès me déplait comme une facilité et une faiblesse, comme un abaissement et une offuscation de l'esprit de discernement, et je m'en méfie continûment, refusant d'y succomber sans pour autant me prémunir contre l'amour de la grandeur qui est bien davantage qu'une façon pusillanime de spectateur. Cependant, je dois aussi convenir qu'après quelques impressions d'éloquence, impressions rares comme firent sur mon esprit successivement Socrate et Descartes du temps où j'étais lycéen, je n'avais plus rencontré de bouleversement mental, du moins d'une vivacité « tectonique » de cet ordre, y compris dans la littérature, avant de découvrir Nietzsche il y a environ sept ans, et notamment la verve prodigieusement noble et éhontée que je trouvai déployée superbement dans Ecce Homo. Je continuai alors, consécutivement à ce choc, à lire avec avidité toutes ses pensées, et je me suis presque toujours désintéressé de sa vie personnelle, n'y voyant là a priori rien de nature à altérer dans un sens ou dans l'autre le sentiment que m'inspire un auteur relativement à son œuvre – Lovecraft et Céline compris. Mes quelques avancées dans ce champ d'investigation ne cherchèrent qu'à vérifier les positions qu'on prêtait en général à l'initiateur de la thèse du surhomme, ses rapports avec sa sœur notamment parce qu'ils sont à l'origine de mystifications regrettables, ainsi que ses particularités physiologiques, dont son effondrement mental, qui constituent autant de singularités qu'on peut profitablement rapprocher du contenu de sa philosophie, à dessein ou d'explications relatives ou bien de purs symboles. Mais mon admiration ne se retient pas de trouver, dans la réflexion de Nietzsche, des manques étonnants comme autant de déceptions, pareils paradoxalement à des tabous chez un être qui se faisait principe de ne se détourner d'aucune malpropreté, tabous imputables à rien d'évident et dont il m'a fallu tirer les causes non de la cohérence propre à l'auteur qui, je crois, ne fut jamais vraiment pris en contradiction philosophiquement (sauf peut-être quant à cette étrangeté conceptuelle, mystique et en quelque sorte intruse de « l'éternel retour » dont maints critiques, n'ayant là rien d'autre d'obscur à ronger, se sont emparés en en faisant une sorte d'insistance absurde et provocante au regard de l'immense limpidité des idées et de la prose de Nietzsche), mais du contexte où il vécut et de certains traits de son existence, notamment du temps de sa première sociabilité, qui peuvent avoir introduit dans ses pensées des biais, des détours, des influences, des amertumes, en somme encore un peu de pathos, en dépit du recul brillant qu'il manifesta dans la supérieure hauteur de son travail solitaire. Ce n'est donc pas tant sous l'effet d'une admiration absolue et entretenue, mais par souci de compréhension, et plutôt de ce qui ne figure pas dans son œuvre que du génie admirable qui s'y trouve, que j'ai pris la peine d'exhumer des informations sur Nietzsche – d'autant que c'est humain, n'est-ce pas ? et sans vice, quand on a déjà tout lu d'un auteur qui nous fut agréable et bon, de vouloir prolonger le plaisir de sa compagnie grâce à d'autres œuvres afférentes, même si c'est à travers des récits de seconde main dont il faut toujours garder à l'esprit, évidemment, le caractère plus ou moins douteux et incertain. En particulier, je n'avais jusqu'alors pas suffisamment démêlé le rapport du philosophe à l'amour – ses œuvres sont assez exemptes de ce sentiment en l'attachant surtout à la morale chrétienne déficiente, et ne transparaît souvent dans sa dimension passionnée et personnelle qu'avec une sorte d'ironie misogyne, distanciée et cassante, il n'y a à peu près que l'amour comme institution qui le fit moquer ou abattre de nouvelles idoles, l'amour pour ce qui est faible et dévoyé, impuissant et dévitalisé, et ce silence farouche sur la teneur d'un sentiment que d'aucuns, à travers Lou, affirment que le philosophe avait bel et bien éprouvé, traduit une incompréhensible pudeur ou une sorte de dissimulation qui est fort éloignée de son ton habituel de contempteur de toutes faussetés et complaisances. C'est même au point qu'il est impossible de distinguer ou d'interpréter, grâce à ses seules pensées publiées, ce à quoi eût pu ressembler Nietzsche sincèrement épris d'amour (je me souviens, dans son œuvre, d'avoir discerné surtout son affection des choses rationnelles où la froideur domine, et guère celle des personnes où en général l'élan impulsif prévaut). Et pourtant, malgré ce vide et cette énigme, j'avais déjà réussi à concevoir et à supposer, dans mon article intitulé « La femme du passé n'était qu'une représentation (pour l'homme) », combien à cette époque la plupart des attachements masculins résultaient surtout de cliché, d'un romantisme d'opportunité, fort conditionnés par une image fantasmée de la femme excluant la compréhension et la peinture chez elle de tout caractère idiosyncratique, de toute personnalité individuelle, méprisant son portrait, notamment lorsque périodiquement l'homme, selon ses « succès » et le stade d'aboutissement où il se supposait parvenu, croyait venu le temps, avec une ponctualité ne laissant guère de place au hasard, de s'établir en quelque union de nature à le valoriser et à le stabiliser émotionnellement. Alors, la femme dans sa singularité lui importait très peu, il n'avait besoin que d'un foyer charmant et animé d'heureux bambins pour se déceler fondateurs de vie et de plaisirs, que d'un entourage de prétendue douceur pour se consoler des doutes qui l'affectaient régulièrement, et que d'une proximité de typique et supposée « faiblesse » pour se croire ponctuellement, selon les humeurs accordées par son temps libre, veiller sur quelqu'un et aussi dominer sa maison. Comme je l'ai exprimé dans cet article, à bien y regarder, il n'existe quasiment pas d'amant avant le XXe siècle qui, hors de tout transport panégyrique de style ampoulé pour s'attirer des faveurs et se supposer lyrique, a communiqué la description d'un individu de femme aimée au lieu de confirmer telle ou telle de ses propres dispositions masculines à flatter, à aimer, ou à corroborer des attributs vantés par la société surtout à dessein de s'en faire valoir.
VOUS LISEZ
Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.