Le Prénom, M. Delaporte et A. De La Patellière, 2010

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Je m'aperçois combien il est ardu de critiquer une œuvre littéraire après avoir regardé son adaptation à la télévision ou au cinéma : il reste pendant la lecture un fond de souvenirs qui échappe au sentiment de la découverte nécessaire pour juger un texte avec spontanéité et objectivité. Je veux dire que si l'on a quelque mémoire, on plaque malgré soi des images vues ou des paroles entendues sur ce qu'on lit, il s'y adjoint des attentes et des réminiscences, bien des effets de surprise sont aussi éventés, et insidieusement ce mélange devient autre chose que le seul livre qu'on prétend mesurer ; ce processus est si subtil qu'il faut même un certain discernement pour s'en apercevoir.

J'ai regardé Le Prénom à la télévision avant de le lire : les voix des acteurs, leur physique particulier, la mise en scène, tout cela resurgit par fulgurances dans un cerveau comme le mien passionné de défis synesthésiques, au point de se superposer aux mots lus. J'ai par exemple eu l'impression nette – mais c'est peut-être une erreur – qu'à la page 22 il manque des répliques par rapport à la version filmée, répliques où il serait question du Scénic de Pierre dont se moquerait Vincent. Je n'ai pourtant regardé la pièce qu'une fois.

Le Prénom est une de ces pièces de « déballage » à la Jean-Pierre Bacri où une poignée d'amis organisent une rencontre, un dîner en l'occurrence, au cours de laquelle des non-dits anciens vont resurgir et s'exprimer, débouchant sur des révélations cruelles éclatant en de très cordiales disputes. Ici, tout part d'une querelle fabriquée : Vincent, dont la femme est enceinte, décide, par bravade et par jeu, d'annoncer à ses amis qu'il appellera son fils Adolphe en hommage à Benjamin Constant. Un scandale éclate alors, dont il se réjouit car c'est un homme piquant : on lui dénie le droit de baptiser comme Hitler, et s'ensuit une argumentation virulente. Puis le débat lui échappe et tourne à divers affrontements personnels et imprévus.

Je n'ai pas l'habitude, on le sait, de vanter de la littérature contemporaine, et je crois que la plupart des pièces de théâtre écrites de nos jours, en particulier quand des comédiens célèbres y figurent pour les rendre populaires à la façon des blockbusters américains, ne valent rien ou pas grand-chose. Cependant, à force de me présenter ainsi systématiquement, on finirait par prétendre que je ne fais que tenir une sorte de position de principe, ce qui n'est pas du tout vrai : je n'ai pas de prévention contre une œuvre fût-elle (ou même parce qu'elle serait) moderne ; mon esprit critique n'est jamais mal disposé a priori ; j'ai trop le souci de la vérité pour travestir mes avis ou pour m'en fabriquer des imaginaires.

Le Prénom, pour peu que je sois parvenu à m'extraire de la pièce filmée, est une œuvre réussie globalement, à quelques détails près. Si cette manière de construire une querelle n'est pas neuve, on peut y trouver une certaine réjouissance dès lors que la dispute présente une portée universelle : or, c'est plus ou moins le cas ici s'agissant de lutter contre une morale des conventions, celle qui s'oppose aux références, et notamment aux références attendries, à la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, la controverse est toute théorique attendu que Vincent ne compte pas appeler son fils Adolphe mais Henri comme... son père ! Ce retournement est au contraire une concession faite à l'autel des traditions et des valeurs consensuelles, peut-être peu vraisemblable justement – je veux dire que les meilleurs amis d'un homme en vérité désireux de cette banale transmission filiale le supposent capable d'une subversion si obstinée ; et il faut reconnaître que, sur cette base, le débat n'existe qu'à l'état de joute intellectuelle et théorique, au moins pour l'un des partis ; or, c'est sur ce fond que se construit l'intrigue, fond qu'un dramaturge courageux eût choisi de défendre plus sérieusement à travers un personnage farouchement convaincu et engagé. Mais Vincent, vers les deux-tiers de la pièce, abandonne volontiers sa position et finit par révéler, en souriant, la provocation : c'est même un peu dommage qu'après avoir été si violemment combattu, il ne se résout pas bravement et par vengeance à adopter enfin « Adolf » pour son fils !

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant