Pastorale américaine, Philip Roth, 1997

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Ce que Roth a probablement voulu faire avec Pastorale américaine marque, à mon sens, un délicat excès d'intentions et de symboles, non sans une certaine impréparation. En soi, le projet d'écrire sur le thème plutôt patriotique, surveillé et valorisant, de la réussite américaine traduit une volonté, pour ne pas dire une ambition, qui peut fort vous mener au Pulitzer, surtout si vous y adjoignez les idées de doute et d'inconfort qu'on confère toujours au détenteur même du succès ostensible, et censées lui donner de la profondeur (mais une profondeur, pardonnez ! quand même souvent stéréotypée à la Walt Disney). En ce cas, qu'y faudrait-il ? Voyons... On supposerait un immigré ou un fils d'immigré, quelqu'un dont la gloire puisse flatter toute une nation de lecteurs chauvins et croyant par ferveur à l'accès au rêve américain de toutes origines, et admettons un Juif, attendu qu'en littérature on parle toujours plus aisément de ce qu'on sait le mieux. On retracerait la facilité d'un bel athlète admiré de tous, au pedigree impeccable, d'un atour même encore plus étranger qu'un Juif ordinaire, mettons un grand blond par exemple aux airs bizarrement scandinaves et surnommé par tous « le Suédois », qui se marierait pour comble de fortune avec la reine de beauté d'un État de Nouvelle Angleterre – elle serait, elle, catholique irlandaise, pour montrer que le succès peut décidément grandir sans nulle discrimination –, et l'on choisirait une multitude de traits esthétiques et éthiques, notamment maintes anecdotes plausibles ou banales comme une réunion d'anciens élèves, une fabrique de gants, le trouble d'un bégaiement, pour dépeindre, en un cadre crédible, un monde d'apparences dont il s'agirait de vérifier la conformité avec l'essence. Il y aurait, dessous cela, des secrets, pas trop, des vices ordinaires, une famille désunie, un peu d'alcool, de l'adultère sans excès, d'anciennes émeutes raciales, plusieurs tempéraments légèrement excessifs, de façon à révéler une façon d'envers du décor à cette Amérique autrement trop idyllique et que le sens du discernement doit dépasser. Bien sûr, il faudrait alors ajouter au sein de ce couple excessivement formaté le motif même du roman, tragédie incompréhensible, déviance abjecte, acte terrible et caché dont on remonterait désespérément l'origine, par exemple en l'espèce d'une fille, Merry, typiquement élevée dans un solide milieu de confort et d'instruction morale, milieu moderne, compréhensif et patient, qui déposerait un jour une bombe dans un grand magasin, tuant un médecin de passage, avant de s'enfuir comme fugitive dans la plus criminelle marginalité. On créerait ainsi, en plus d'un traumatisme stupéfiant, une sorte de nécessaire examen de conscience du père, manière de démontrer que la normalité même la plus exemplaire et contemporaine, que l'américanisme, pour ainsi dire, le plus conforme aux meilleures pratiques, peut inexplicablement enfanter l'horreur la plus commotionnante et universelle.

Or, comment raconter cela ? par quel enchaînement narratif ? En particulier, il faut que la facilité apparente, que la superficialité de providence, que la fluidité du rêve en somme, soient contrebalancés par la brutale découverte d'une éclaboussante tache qui permette de s'enfoncer dans les méandres abyssaux d'un trouble souterrain, d'un malheur inattendu et renversant, de l'âpreté d'un cauchemar américain : comment en réaliser non seulement l'exhumation, mais la percée progressive dans la conscience excavée et disséquée d'un joli citoyen, de façon à rendre le choc recelé et indéfectible d'un modèle de probité qui ne fait en réalité que dissimuler une « mine de déterré » ? D'emblée, Roth détient son idée, évidente et pratique, qu'il a, je crois, maintes fois expérimentée avec succès : Zuckerman l'écrivain, sa créature récurrente, serait une vieille connaissance admirative du Suédois, connu jeune du temps de ses premières gloires, et ce dernier, un peu inopinément, comme un fascinant tracas, l'inviterait à discuter d'une chose douloureuse et aliénante, parce qu'on suppose qu'une âme raffinée croit qu'il y a des relations que seul un écrivain peut retranscrire – procédé à mon avis peu vraisemblable qui sera réutilisé, mais plus logiquement, dans La Tache, seul autre roman de l'auteur que j'ai lu. L'inconvénient de cette astuce envisagée et retenue un peu hâtivement, c'est que Roth lui-même ne tarde pas à s'apercevoir que Levov – autrement dit le Suédois – n'a pas de raison de confier à Zuckerman, qu'il ne connaît guère, le récit détaillé de ses souffrances : au restaurant où ils se retrouvent – c'est logique et le fruit d'une ultime honnêteté de Roth – il se rétracte, et ne lui parle pas de sa fille Merry, ni de rien d'important, en restant à d'inutiles platitudes pour garder contenance et paraître amical, entrevue qui impatiente Zuckerman et le laissera dubitatif quant aux intentions initiales de son « héros » qu'il commence à déjuger, le trouvant finalement ennuyeux et lisse. Ce biais, ce média-là de l'écrivain qui reçoit une confession, est donc perdu, Zuckerman n'ayant rien reçu, ignorant évidemment à ce stade, pour les besoins de la révélation, l'accident affreux de la vie de Levov. Bravement, Roth enchaîne alors parce qu'il croit pouvoir reporter se procédé assez facilement en se servant du frère de Levov, Jerry, pour lui faire dire l'attentat de Merry – il continue à écrire, mais ses idées ne sont pas nettes, il espère que cette piste le conduira d'elle-même à résoudre son problème, d'autant qu'il n'imagine pas encore de quelle façon on pourra, grâce à ce frère, entrer dans les considérations vraiment personnelles du Suédois, ce qui lui importe plus que tout. Et, soucieux de vraisemblance et ne pouvant se résoudre à faire parler ou agir des personnages d'une façon absurde, Roth ne sait pas tout à fait comment réaliser cet aveu, il s'est lancé trop vite, déjà il ne tient plus la direction de son intrigue, il a certes planifié les événements différemment interprétables de l'existence de Levov, mais sitôt Zuckerman sorti du jeu, il ignore quoi en faire et quel point de vue adopter désormais pour poursuivre son récit et atteindre à la sorte de monologue intérieur dont il a besoin et qui constitue son projet. Au surplus, comme il a déjà établi que tout se passe avant ces événements, car il a choisi de débuter le roman sur un Zuckerman déjà vieux et opéré de la prostate (cette partie est à présent rédigée et lui paraît bien : elle doit conférer logiquement au point de vue rétrospectif une charge émotionnelle émaillée de sagesse et de nostalgie), Roth ignore encore qui fouillera et rapportera ce passé, gageant qu'une élaboration progressive lui donnera les clefs de cette énigme. Il songe donc un moment au frère de Levov, mais pourquoi ce frère en disserterait-il avec Zuckerman qu'il faut d'ailleurs qu'il n'ait pas tant connu faute de quoi l'écrivain saurait déjà une partie de ce qu'il est supposé découvrir avec effarement et qui doit avoir la propriété d'un secret brutalement dévoilé ? Quand Roth, engagé dans la narration des retrouvailles d'une promotion, en est encore à la page 120, n'ayant entrepris que des témoignages de Zuckerman sur les Levov, Zuckerman qui, de façon un peu étonnante, ignore même l'acte retentissant qu'à commis la fille du Suédois alors qu'il est tant passionné de patrimoine, il est évidemment gêné, anticipe de plus en plus le moment de l'impasse, s'agace et s'inquiète, son écrivain de fiction ne pouvant – et c'est de plus en plus évident – rapporter des développements sur une vie que la fatalité insistante l'oblige à méconnaître. Alors Roth commence à chercher des « trucs », il fait en sorte que cette réunion d'anciens élèves pousse Zuckerman à s'apercevoir combien de secrets affleurent des déclarations des vieillards qu'il rencontre et dont la jeunesse alors en apparence simple recelait justement de mystères insoupçonnés : l'analogie est forcée, bien sûr, mais il gagne ainsi un peu de temps en attendant de trouver comment enchaîner sur la narration essentielle de la vie et des dilemmes du Suédois depuis le crime de sa fille. Il en est encore, je crois, à supposer qu'une espèce d'enquête de Zuckerman lui servira à déposer et à inférer toutes les pièces dont il a besoin pour rétablir en un récit uni le puzzle de la calamité, seulement, il sait aussi qu'il ne veut pas que son roman soit le récit d'une enquête, avec interviews et recherches d'indices, que ce n'est pas cette forme un peu surfaite qu'il veut donner à son intrigue, il souhaite, lui, une relation d'un seul tenant, plus ample et immersive, sans coupures caractéristiques du polar. Or, ce n'est qu'à la page 131 qu'il trouve sa solution, tardive et piteuse, qui constituera, pour autant qu'on ait une mémoire, le désaveu de tout le roman à suivre ; je cite ici le passage exact où se produit la fameuse transition de l'intériorité de Zuckerman à celle de Levov, tandis que le premier danse avec une vieille dame qui fut amie lors de ce rassemblement d'anciens de promotion :

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant