Après avoir commenté de nombreux ouvrages, je veux à présent expliciter comment je les feuillette avant de les acheter, entreprise de démonstration que j'ai, je crois, annoncée il y a plusieurs mois. Cet exercice révélera comment on peut et doit élire un livre sur l'étal du marchand d'une façon méthodique et « professionnelle » et à dessein de dignifier le secteur du livre. Comme je le fais d'ordinaire, je ne m'attacherai ni à la quatrième de couverture, ni au genre de l'œuvre, ni à son titre, ni à l'auteur, ni à l'éditeur, toutes choses qui malheureusement ne renseignent guère sur la qualité de ce qu'on y trouve. Par souci d'impartialité, j'ai demandé à mon libraire Franck de choisir sans trop réfléchir cinq livres français « assez représentatifs de ce qui se fait aujourd'hui ». Je ne crois pas utile d'insister sur le fait que Franck n'est pas un contempteur de littérature contemporaine ni que, pour le projet que je lui ai indiqué, il n'a eu aucun intérêt à tricher en se saisissant des meilleurs ou des pires ouvrages à sa disposition.
On sera étonné peut-être de la minutie de ce qui suit et de l'application avec laquelle j'analyse dès l'abord l'expression et le style d'un auteur, mais je jure que c'est bien de cette manière que je procède d'habitude, et pour une bonne raison : c'est qu'à plus de vingt euros le livre, mes moyens étant ce qu'ils sont, j'essaie de m'arranger pour ne pas être (encore) déçu. D'ailleurs, je ne commenterai ici que comme je le ferai le livre à la main, c'est-à-dire sans approfondir à l'excès ma critique, sans la composer trop littérairement, de manière à illustrer comment je valide ou j'élimine d'emblée un livre.
Et pour procéder, j'ouvrirai chacun de ces cinq livres à la page 111, la seule que je critiquerai. Je décide ce numéro à peu près au hasard, mais c'est un « à peu près » seulement : puisqu'un incipit est toujours stratégiquement composé ainsi que les derniers paragraphes d'un récit, et comme le nœud comporte souvent quelque péripétie d'importance qui peut compenser la platitude du reste, la page 111, située souvent au tiers ou au quart du livre, figure un moment où il n'est pas rare que l'écrivain se lasse de sa propre intrigue et ne fasse que s'épuiser en conscience à des transitions longues et fastidieuses : il remplit alors du papier en baillant, et, s'il est négligent, il se soucie peu du résultat qu'il ne s'ingéniera pas à corriger.
On peut me rétorquer alors que justement cette page 111 est un arbitraire négatif, attendu qu'elle présente (selon moi) un plus grand risque de médiocrité. Par ailleurs, ce passage sera-t-il représentatif du livre ? c'est là où m'interrogeait Franck en ouvrant les livres un à un pour que je prisse mes photographies. À quoi je répondrai qu'un écrivain véritable, c'est-à-dire un artiste, ne laisse pas de faiblesse dans son œuvre, pas de hasard déshonorant, pas de regret lié à quelque forme de difficulté, de lassitude ou d'incontrôlé. C'est pourquoi n'importe quelle page peut servir de test en vérité, et je demande à être traité au même titre et sur de pareils critères sans plus d'indulgence, quel que soit l'endroit d'un de mes livres qu'on voudra prendre comme exemple : j'ai tant lu et relu et corrigé mes textes qu'il est très improbable qu'une erreur s'y soit glissée sans que, du moins, j'ai l'impression qu'il s'agisse d'autre chose que d'une erreur.
Voici donc ma manière : je citerai la page 111 et je la critiquerai ensuite.
Les Enténébrés, Sarah Chiche, 2019
« Et j'écoutais Paul, dont j'aimais tant la façon de parler, moi qui ne parle jamais, sauf quand j'écris, dans cette obscurité où je ne voyais pas ses yeux, me guidant simplement, dans la nuit, à partir de sa respiration et de sa voix, sa voix qui me disait les mots que pendant des années je n'avais pas voulu entendre, bien trop occupée par mon idée de ce que devait être la bonne façon d'aimer, ses mots qui me parvenaient enfin, comme ces explosions de lumière dans l'univers dont les éclats ne nous atteignent que des années après qu'elles ont eu lieu. Nous étions, Paul et moi, allongés, côte à côte, dans ce lit sur lequel, avant de me connaître, il avait baisé d'autres femmes, celui sur lequel il m'avait fait jouir très fort le jour où nous avions fabriqué notre enfant, et je fus effrayée de me dire que ce que nous vivions là, ce genre de conversation de couple que nous venions d'avoir, des millions de gens dans le monde l'avaient peut-être, dans leur lit, en ce moment même. »
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Kurgu OlmayanDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.