Crafouilli, Serge Rivron, 2000

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Il faut aimer Rabelais bien sûr – non, il faut l'adorer ! – pour trouver à Crafouilli le goût de réjouissance qu'on reconnaît à toute expression déliée, foisonnante, dégagée de la plupart des conventions sémantiques et syntaxiques, cette écriture qui est un jeu continuel de liberté, de volupté, et qui s'enthousiasme aux plaisirs du corps, exultant littéralement de toute vitalité, du manger, du boire, du chier et du baiser, où chaque trouvaille est une célébration d'une langue française considérée comme un terrain d'infini ductile, où la littérature entière semble soudain désincarcérée à la manière d'un jaillissement intarissable, d'une turgescence ostensible, d'un orgasme épandu pleine page, de la fleur d'un plaisir désentravé, démoralisé, décuplé et exposé en son impudicité, d'une obscénité abondante et audacieuse, jaculatoire, décomplexée, amorale. Cette langue devient partiellement mystérieuse, son sens si personnellement métamorphosé ne trouve alors pas toujours l'entendement commun, le contact de la multitude par lequel elle fonde également une part de sa définition ; c'est certes un verbe si idiosyncratique qu'il confine à l'hermétisme : où l'individu tend (volontairement ou non) au plus essentiel particularisme naît inévitablement l'expérimental – la Pythie ; où le locuteur crée une langue, il doit s'attendre, en dépit même des dispositions favorables à le recevoir, à ne pas être compris et à impatienter. Cette manière de saisie extraordinaire et ludique du langage rencontre un vice intrinsèque dans ce qui, du message, n'est pas compris de l'extérieur : la qualité d'un langage se mesure aussi en termes d'efficacité à communiquer ; or, ce qui est perdu en transmission dans le bonheur de l'auteur à s'épancher de merveilleuses innovations s'apparente aussi à une limite, à un gâchis, à un achoppement, à une faute même de l'écrivain, à un manque de professionnalisme. Non pas, bien sûr, qu'il faille en écrivant s'abaisser à la compréhension d'une foule piètre, cependant si le philologue bienveillant lui-même succombe, à force de pièges, d'entraves et de surajouts d'obscurités, au sentiment d'importunité où sa progression est découragée par une multiplicité d'embûches que l'auteur a manifestement tendues à dessein de le confondre et de dissimuler le sens – j'ai eu plusieurs fois l'impression, en lisant Mallarmé, que le poète ne pouvait pas ignorer qu'il n'écrivait que pour sa propre compréhension, m'agaçant de ce qu'il était vraisemblable même qu'il ne « voulait rien dire » –, alors s'évanouit une part importante de la nécessité de publier un livre, à savoir : « passer », à d'autres, un message. S'affranchir à l'excès des normes du langage, c'est risquer de ne plus parler du tout, de ne plus rendre le son approximatif d'une langue ou d'une voix – la subtilité résidant dans la définition de cet « excès ».

J'ai lu plusieurs textes qui s'éjouissaient ainsi, se contemplant folâtres, gambadant avec fierté dans les pâturages bienheureux de l'inédit indécelable naturellement permis par l'Art, inutiles à autrui, autosatisfaits, en façon de thérapie de destruction ou de création, irrationnels et contents de cette absence d'ordre, uniques en une certaine acception comme l'est la démence sans digue ou le bazar sans construction, joyeux délires égoïstes, partisans avoués surtout de la sensation qui a toujours selon eux une « magie » pour amorce de rapport, plutôt régressifs en vérité que subversifs, douteux autant que triomphaux, certes tout de suite curieux mais aussi rapidement lassants au lecteur qui, civil, préfère alors rendre poliment une approbation de pure forme, entretenant l'illusion d'une connivence qui doit bien signifier quelque passage d'une idée – c'est si difficile, quand on n'y connaît rien, de critiquer un poète (et le lecteur français n'y connaît rien en général : comme pour tout, il réclame même de n'y rien connaître, c'est ainsi qu'il fonde toute sa tranquillité parce qu'en le clamant partout on ne lui demande rien qui ressemble à un jugement ou au début d'un engagement à affirmer quelque chose, il veut surtout ne jamais rendre de compte). Ce n'est pourtant pas précisément le cas ici, bien que cette œuvre comporte son lot de frivolités potentiellement pénibles au désir d'entendre une parole exacte c'est-à-dire univoque et fixé avec la responsabilité technique d'un spécialiste de transmission – car il est encore des lecteurs « froids » comme moi, défenseurs de l'efficacité et contempteurs de l'excuse, qui estiment que la valeur d'un auteur se mesure à la correspondance d'une digne intention et de son effet.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant