Un tramway nommé désir, Tennessee Williams, 1947

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Les Américains – c'est peut-être la manie de tous les peuples, bien qu'aux États-Unis cette tendance semble plus prononcée – ont la passion des œuvres qui affectent de parler d'eux, de leur quotidien, de leurs us, de leurs paysages et de leur histoire, flatteusement ou de manière moins stéréotypée mais qui constitue tout de même une autre façon de flatterie et qu'on pourrait appeler : représenter les gens réels pour plus subtils qu'ils ne sont. C'est ce qui rend leurs succès artistiques si superficiels – et probablement tous les succès d'où qu'ils soient – : il s'agit pour les auteurs, s'ils ambitionnent le triomphe (quoique certains l'obtiennent sans calcul, seulement parce qu'ils sont assez bêtes pour faire tout juste ce qui plaît aux foules et sans qu'ils se soient pourtant sentis commandés de le faire), de se conformer à la vision banale et dominante, comme les films de Far West qui n'ont évolué qu'à mesure que le peuple se lassait du scénario rebattu et espérait autre chose comme des Indiens enfin humains et surprenants. À la télévision, il y eut La petite maison dans la prairie, Dallas, Married... with children, puis il y eut Friends et Sex and the city, et l'on vérifierait que de bout en bout le spectateur américain plébiscita ce qui lui fit l'impression d'un honneur national en se figurant dans un lieu américain, parmi des mœurs américaines, et sujet à des problèmes américains, circonstances qui donnèrent à sa médiocrité patriotique tant de réconfort. Sa littérature à triomphe rejoint ce constat, et son goût pour la pseudo-représentation de son monde explique en entier le succès de Anderson, Cooper, Dreiser, Lewis, London, Masters, Sinclair, Steinbeck, Capote, Williams et Yates, auteurs parmi lesquels certains furent bons mais qui réussirent tous, et c'est l'ironie et le dommage, sur le malentendu de leur faculté à mettre en scène la vie américaine que le lecteur espérait avec un égocentrisme minable et déformé. Il me semble que London, par exemple, devina comme sa célébrité était entachée de ce doute, à savoir qu'il aurait publié n'importe quoi d'apprécié pourvu que ce fût « bien américain » – je crois que susciter l'intérêt pour toute autre chose que ce dont il était fier le dégoûta, et à mon avis c'est ce qui le fit quitter si brusquement la société américaine. Nombre d'écrivains de talent séduisirent ainsi un public populaire sans l'avoir racolé : ils firent souvent des tests ensuite à dessein de vérifier si c'était vrai qu'on les avait aimés par méprise – et l'on sait déjà que je place Céline parmi eux.

Un tramway nommé désir est d'évidence une pièce inutilement longue, éternisée par des didascalies d'une telle vétille qu'elles abîment la lecture au lieu de la renseigner : j'ignore pourquoi le lecteur doit être informé à chaque réplique que tel personnage est à gauche et l'autre à droite, passe devant ou derrière, soit debout, fasse un pas, pose sa main là... ce qui prête au dramaturge une prétention à la minutie superfétatoire. Et je songe combien ce défaut de rallonge et de remplissage constitue hélas ! presque toute la littérature : au prétexte d'être nuancé, on paralyse des moments où l'on fait de la décoration, on affecte un soin qui n'est que répétition et qu'affectation – parce qu'on croit trop que parler longtemps revient à parler bien. Je trouve généralement que les auteurs manquent dans leurs œuvres à l'économie recommandée du genre de la nouvelle : il faut qu'on perde son temps même sans beauté et sans style, l'ennui finit par faire partie du grand code littéraire, et l'être cultivé devient celui qui consent à attendre sans plainte et avec grâce, la littérature est alors un prétexte mondain, il s'agit de ne pas s'impatienter pour paraître distingué et artiste. On en vient à croire, à force de longueurs, ceux qui prétendent qu'un texte oiseux sert un contraste où aura enfin lieu quelque chose, qu'en somme ce délai est volontaire et bienvenu, même qu'il signale la grande littérature – il est vrai qu'en comparaison de toute la poisse environnante, on croira que c'est un événement extraordinaire qui survient, et l'on se pâmera d'aise après un sommeil si galant. La plupart des écrivains ont eu le tort de faire de leurs idées minuscules des pavés excessifs : c'est parce que ce leur a paru un moyen de valorisation, comme si un travail moins long, sur le seul critère de son volume en dépit de ses qualité et densité, serait considéré comme mineur, le lecteur n'ayant pas l'usage d'admirer un joyau très pur parce qu'il est trop petit. Et selon ce qu'on constate du lecteur de presque toutes époques, ces écrivains n'ont peut-être pas tort, car on a rarement vu une œuvre brève couronnée, mais est-ce une raison pour s'adresser à des sots si conventionnels, et ne vaut-il pas mieux, par son exemple, bousculer l'usage de ne récompenser que des briques verbeuses ? S'aiment-ils donc tant pour s'assujettir à des principes aussi vides à la seule gloire de plaire à des imbéciles qui ont des habitudes d'ennui ?

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant