On peut admirer la verve de Montherlant, considérer sa truculence et son audace, vanter sa véracité hautaine et subversive, lui reconnaître le talent d'une sagacité intempestive, d'une lucidité intègre et amorale, et cependant s'étonner que des millénaires de civilisation et d'écrits n'ont permis que d'atteindre à la surprise d'une inédite franchisesur les mœurs, d'un examen rigoureux de la société, d'une peinture fidèle, quoique sans approfondi, de la réalité du monde. Le type de supériorité d'un tel texte consiste à publier le vrai intérieur des passions, démis des vernis valorisants et ennoblissages habituels, comme on cesserait de s'offrir au pathétiques de l'attendrissante pâmoison ; c'est l'effet réjouissant de Les jeunes filles, qui présente le mérite d'un discours ferme et exact sur l'homme, mais aussi ce n'est que cela, ce n'est que relativement beaucoup, ce qu'on prend pour la maturité en art n'est que l'enfance du regard que ne dépossède plus quantité de préjugés. Ici, un être libre, libertin, libertaire, déclare enfin (et malheureusement« enfin » au lieu de : « pour commencer ») ce qu'il sait de l'amour domestiqué et démaquillé, et il l'exprime sans pitié à des femmes surfaites en sentiments, romantiques ou mystiques, qui l'aiment en style épique, et qu'il tente donc de corriger et désabuser, malgré leurs entêtements variés emplis de représentations littéraires qui feront au lecteur contemporain l'impression de la plus authentique bonne foi.
Il faut apparemment des œuvres pour défaire des proverbes : on peut les louer en ce que c'est rarement qu'on dispose d'un guide pour déconstruire les interprétations-billevesées ; il est de quelque nécessité que l'homme actuel, depuis des siècles, revienne à la surface des faits bruts au lieu de s'enfoncer dans ses représentations caverneuses et souterraines. Or, il faut l'admettre, ce ne sont pas des valeurs pleinement bâties, développées, inédites, découvertes, imprévisibles et perspicaces : on retrouve en cette œuvre ce qu'on voit et qu'on pense une fois affranchi des conventions et des usages, des mièvreries de toutes sortes et des symboles inquestionnés, et l'on arrive ainsi au point zéro où l'on aurait dû partir pour évoluer – « rien d'autre que le sol » – au lieu de dégénérer : c'est un roman qui redresse des scolioses sans bien aider à grandir, et encore expose-t-il un exemple de santé plutôt qu'il ne contraint à se délivrer des torsions et des nœuds. Entretemps, des siècles ont passé, transportant leurs dictons que des livres abondants et glorieux ont flagornés, vains et fats, « sensibles », obséquieux, concordants, rassurants...
Même les « provocations » célèbres ne furent faites que des heurts qu'on était préparés à entendre. Il n'existe pas de succès sans réception propice, et rien n'est jamais propice chez un lecteur qu'un auteur conspue ou corrige : le succès signale toujours la compromission.
Il vaudrait même mieux ne pas lire, ne pas voir le monde à travers des fabrications de penseurs détournés et partiaux, ne pas se mouler à ces fraudes. On resterait soi ; on ne finirait pas par lutter contre la vitalité et la réalité en déchiffrant un ouvrage véridique qui enfin rapporte le réel, faisant alors l'impression contradictoire du plus vicieux artifice. Je plaide ici pour la bonne, pour la meilleure conscience de ceux qui ne lisent pas, qui sont restés purs des influences morales et livresques, à condition toutefois qu'ils aient décidé également de ne pas « lire » les conversations d'autrui. Ce sont autant de gens qui, si on leur énonçait que l'amour est souvent un embarras ridicule, se contenteraient de hausser les épaules en répondant : « À quel propos, une pareille évidence ? » L'exposé d'observations objectives ne les choque jamais : sans guère d'apprentissage, ils sont déjà au point que ne rejoignent que difficilement des esprits pervertis d'imageries savantes et compliquées et qu'il faut longuement convaincre pour atteindre à ce socle élémentaire : nos pédants ont plutôt creusé des trous pour enterrer leurs sens et leur raison. Tant de leur « effort » ne valait pas d'arriver à cette situation piètre où il leur faut désapprendre presque tous les fruits de leur science. En effet, sur bien des faits, l'homme sans instruction a plus raison qu'eux : les alambiqués prétendront que c'est parce que ces simples ne peuvent les comprendre, mais ils feraient mieux de concéder que leur sophistication n'est plus en état de percevoir ce que d'emblée un homme désendoctriné réalise, tandis qu'il n'est pas besoin au sans-culture de beaucoup s'extravaser pour entendre les dérives d'une réflexion spécieuse et égarée. Ils plaquent des concepts et des interprétations extérieurs sur le monde qu'ils abordent avec des lentilles artificielles plutôt qu'avec leurs propres yeux, comme des enfants posent des tamis sur des paquets de sable brut et en sortent avec la sensation omniprésente de quadrillages au-devant de toute perception : l'univers leur devient des séries de ronds ou de carrés dont la présence finit par gager de la normalité des effets – tant d'idées intellectuelles avec lesquelles ils regardent et dont ils ne savent plus sortir les a engloutis dans un paradigme de préventions dont la terminaison même leur communiquerait la sensation d'une anomalie et un effroi. Leurs pensées déforment, c'est le lot des préconceptions de définir et de restreindre les possibilités ; notamment, l'amour est pour eux une valeur absolue et intouchable, un Bien aussi cardinal que l'indication d'une boussole et qui sert de fondement à s'orienter dans toutes les directions, le Bien comme Nord. Ils ont fondamentalement la religion des idolâtres de l'amour, et, ce faisant, n'analysent pas l'amour mais répètent le fantasme ancré de ce sentiment qui en devient autre chose. À force de croire, on finir par avoir des visions ; des croyants portent des stigmates ; la volonté d'illusion finit par produire au monde des matérialisations et des témoignages.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.