Critique de livres contemporains d'un point de vue philologique (2/3)

45 4 14
                                    

À la ligne, Joseph Ponthus, 2019


« « Fini pour toi

À la prochaine »

A dit le chef en fin de journée

Sans autre forme de procès


C'est pas six semaines de mission coquillages et

crustacés en commun

Bigorneaux

Bulots

Crabes royaux

Langoustes

Langoustines

Tourteaux

Qui vont changer mon statut d'intérimaire


Au bout de six semaines

Même pas sûr qu'il connaisse mon prénom

La poignée de main du matin à la nuit et son

maigre sourire de ne pas me voir manquer

À l'appel

À la pelle »


Je reproduis telle quelle la forme de l'extrait, pour autant qu'on puisse appeler « forme » ce qui m'agace encore assez, je veux parler de cette façon de modifier superficiellement une apparence textuelle en entretenant l'illusion que ce changement a de l'importance comme quelque profond symbole. Ces pseudo-vers libres sont en général un fléau littéraire qu'on rencontre un peu partout : cela occupe bien de la page (c'est en l'occurrence toute la page 111 à deux lignes près), sans rime, sans souci de syllabes, sans... difficulté même de composition, au point qu'on s'interroge en quoi ça mériterait de s'appeler « Poème », par où c'en serait digne pour autant qu'on se fasse une certaine idée élevée du genre.

En l'occurrence, il y a même peu à dire : un style qui se veut familier par décontraction – absence de négations, expressions orales et même proverbe, ce « sans autre forme de procès » qui est, comme toute forme lexicalisée, la lie de l'écriture, le fond d'automatisme par lequel un texte cesse d'être élaboré avec art pour ne devenir qu'un mauvais réflexe de locution. « Mission coquillages et crustacés » est violemment atroce de style même pour un titre de film de série B (sans mentionner que c'est encore une expression lexicalisée), tandis que l'énumération centrale de fruits de mer, censée constituer l'audace de la page, ne sert à rien, sinon à impatienter un lecteur qui en a déjà vu d'autres, j'espère, et des plus utiles et sonores (la succession de « langoustes » et « langoustines » est tout particulièrement des plus paresseuses !) Évidemment, le registre du travail, avec ce « statut d'intérimaire » notamment, veut induire une sensation de modernité, et je ne doute pas qu'un jury récompensera tôt ou tard ce « mérite » tant recherché d'être « représentatif d'une époque » ! Cette « poignée de main du matin à la nuit » pourrait être une tournure artistique si « main » et « matin » ne s'emmêlaient pas phonétiquement, et surtout si « du matin à la nuit » pouvait enfin exprimer quelque chose de clair ! Et je prétends que « maigre sourire » n'est pas du tout une trouvaille littéraire car peu aisé de représentation et d'expressivité, et qu'on pouvait y substituer de bien meilleures images. Quant au jeu de mot final, voilà qui ne peut faire sourire qu'à condition de ne pas s'imaginer qu'un écrivain est quelqu'un qui réfléchit longtemps à ce qu'il écrit ; dans le cas contraire, on se sent embarrassé qu'une pareille jaunisse figure en un lieu qui devrait être consacré plutôt à la réalisation d'un art littéraire qu'à l'humour potache d'une mauvaise bande dessinée.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant