Les déracinés, Maurice Barrès, 1897

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(Passer la préface d'un François Broche, oubliable non seulement après l'avoir lue mais en cours même de lecture, vaine d'éloges inexpliqués et de références stériles, résumant trop l'intrigue, thématisant sans profondeur, faisant de la copie docte comme on l'apprend en faculté, sans style, inspiration ni personnalité, et abusant de citations remplaçant l'expression délicate d'une individualité.)

Maurice Barrès ici dogmatise en prose, écrivain politique, en forme un peu hétéroclite, mais en belle exigence littéraire. La thèse du livre : la France devrait conserver ses jeunes dans les campagnes où ils sont nés, ont vécu et seraient utiles, au lieu de les inciter à se risquer, avec leurs illusions de carrière, à Paris où l'existence est sujette à des vicissitudes trop nombreuses. Son argument : aucun, ou plutôt un récit de fiction qui montre que, quand on est désargenté et qu'on cherche des expédients orgueilleux, on a environ deux chances sur sept de finir, après la peine, assassin à la capitale.

J'aimerais comprendre rationnellement l'idée morale, et qui m'est étrangère sans doute à cause de sa pieuse tendresse passionnée, de la racine comme nécessité. Pierre Mari s'y réfère dans En pays défait, ainsi que beaucoup d'autres imprégnés de cette bonne sentimentalité de la gratitude envers le pays natal, développant la pensée qu'aucune philosophie ne bénéficie d'une assise suffisante sans un foyer fécond, sans une origine géographique dont elle tirerait sa densité et sa substance, comme si c'était la reconnaissance à un territoire qui constituait le ferment le plus fécond d'une philosophie ; or, moi que tout lieu quasiment indiffère, je n'entends pas cette énigme, et si j'y vois force aveuglement, c'est parce qu'en plus des mièvreries complaisantes que suggère un tel précepte, je sens bien que « chez moi » c'est toujours « en moi », moi que je promène à peu près où je veux quelle que soit la place à laquelle l'attachement ne m'est presque de rien, et parce qu'un territoire ne signifie jamais beaucoup plus qu'un décor auquel on attache des légendes qu'on s'attribue pour en faire resurgir sur soi les vertus supposées et factices, pour se sentir ainsi meilleur en se fabriquant une profondeur. Mais chez Barrès, c'est moins théorique et plus concret : le républicain professeur Bouteiller, au lycée où il édifie, persuade ses élèves que leur valeur particulière les engage à servir la France au lieu même où elle centralise ; il constitue, par sa différence impliquée et ses discours galvaniques, un austère exemple à des ouailles impressionnables, incubant leurs enthousiasmes puérils et bientôt lancés dans une belle volonté d'honneurs, réalisant l'engouement romantique, proche du fanatisme, de sept étudiants aventureux pour une distinction dont la première autorité certifie la prédestination, façonnant l'illusion en prophétisant des êtres crédules vers de hautes fonctions utiles à l'État. L'espoir et l'ambition personnels de Bouteiller rejoignent d'ailleurs sa pensée pratique et administrative : devenir haut par la place, par le statut et le mécanisme qu'on adjoint à un gouvernement, quitte à renoncer aux aspirations individuelles et à ce qui fait la grandeur de l'isolement. Autrement dit, Bouteiller est un pontife sans autre idéal que le soutien au pouvoir en place, il se résume à une emphatique et persuasive redingote, quoique d'un soin minutieux : « Il n'est pas homme à négliger un service public dont il est responsable ! Son cours est remarquable, dans le meilleur esprit de l'École normale. [...] Toutefois, c'est un travail arrêté définitivement où il ne prend plus que l'intérêt de la diction et, parfois, de l'éloquence. » (page 25), une créature tangible et fate procédant d'une méthode rigoureusement kantienne et au service exclusif des institutions, capable de déclarer sans honte une petitesse comme : « Dans l'état de la démocratie française, si le nombre de citoyens sachant signer leur contrat de mariage est augmenté de deux pour cent, c'est un résultat infiniment plus important que l'expression originale d'une pensée ingénieuse ou rare. » (page 226) – pourtant, ce professeur admiré, facteur d'effets troublants motivants de longue inertie, induit un doute fondamental sur le rôle moral de l'enseignant, doute que le roman est cependant incapable de trancher de façon pédagogique ou éthique, comme dans ce passage :

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant