L'insigne rouge du courage, Stephen Crane, 1895

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C'est un récit curieusement défaillant que L'Insigne rouge du courage, défaillant même pour des raisons difficiles à identifier, et, à la sensation mystérieuse qu'on peut immédiatement tirer de cette défaillance, sensation qu'un novice, faute d'arguments philologiques, risquerait de révoquer en bénéfice du doute, il incombe à un expert d'en expliciter fermement les causes.

Ce qui frappe en tout premier lieu, c'est l'étrange maladresse du style, pourtant ni pauvre ni impropre, dont maintes fois je me suis demandé si elle provenait du texte d'origine ou d'une traduction manquée...

(Traduction réalisée par deux personnes, ainsi que la postface : je ne puis décidément comprendre comment on peut effectuer ces tâches à quatre mains, je veux dire qu'il serait par exemple calamiteux pour traduire d'alterner la prise en charge d'un chapitre sur deux parce que le lecteur risquerait de s'apercevoir d'une différence ; quant à la courte étude finale, il faut bien, comme elle est d'un seul tenant, que quelqu'un ait « pris la plume » pour la formuler, même après avoir consulté un collègue, alors pourquoi y adjoindre le nom de qui n'a fait que la relire pour la vérifier ou la retoucher ? – étude assez médiocre et superficielle, de surcroît.)

... Il est compliqué d'imputer certainement à l'un ou à l'autre – auteur ou traducteur – cette assez bizarre expression qui appose quelques éclairs d'originalités subtiles et de réguliers remplissages de figures laborieuses et décoratives d'inspiration convenue, évoquant les efforts inquiets d'un élève appliqué. Je fus frappé en général du manque de fluidité de ce style, de son étrangeté de cassures, de la façon dont il dénote quantité de retouches au point de perdre d'une sorte d'unicité spontanée. Celui qui, comme moi, porte son intellection en avance de ce qui va suivre, après avoir cru acquérir la méthode de progression de l'auteur, est ici souvent gêné : de profondes représentations succèdent à quantité de tropes superficielles comme atermoiements et fausses parures, induisant l'impression d'incohérences qui obligent à paramétrer de nouveau sa lecture. Ce sont les facilités qui dérangent, et, si je prends une page au hasard – 78... :

« À nouveau, le jeune soldat s'enfonça dans d'épais fourrés. Les branches qu'il déplaçait faisaient un bruit qui couvrait celui du canon. Il continua d'avancer, passant de l'obscurité à la promesse d'une obscurité plus grande.

Il finit par atteindre un lieu où les rameaux, qui s'élevaient comme une voûte, dessinaient une chapelle. Il écarta délicatement les portes vertes puis entra. Des épines de pins formaient un doux tapis marron clair. Il régnait une religieuse lumière tamisée. »

... je rencontre une fois de plus quantité d'inégalités, outre cette brièveté des phrases un peu sèches qu'on ne quitte jamais et évoquant la prose de London, prose dont je ne dis d'ailleurs ni bien ni mal sinon qu'elle peut servir à atténuer une crainte d'effets plus audacieux, et déplore surtout une multiplicité de figures de parade, depuis « s'enfoncer » qui est un moindre ennui, des bruissements plus bruyants invraisemblablement que des coups de feu, l'obscurité que précède non une obscurité plus grande mais trop précieusement une « promesse » d'obscurité, culminant à cette bizarre « délicatesse » de soldat dont on n'entrevoit guère quelles portes il peut ouvrir (mais c'est « joli ») et qui a la banalité de comparer un sol de végétaux à un tapis et un espace de verdure couvert à une église. C'est impatientant, je trouve ; ce n'est pourtant certes pas laid : c'est toujours beaucoup de conventions qu'il faut n'avoir pas déjà lues et remarquées en maints autres livres.

Autre exemple, page 82, choisi, celui-ci : « Il demeura là un moment, regardant. Ses yeux avaient une expression de terreur. Il ouvrait grand la bouche en direction des combats. Très vite, il reprit sa progression. Pour lui, la bataille était comme le broyage effectué par une immense et terrifiante machine. » Tout ceci est rigide et maladroit, pas une phrase sans lourdeur : si on peut admettre le rejet de « regardant » comme une marque de style, on ne voit pas cependant ce qu'un soldat à l'arrêt pourrait faire d'autre. « Avoir une expression » est atroce de tournure, sans parler du problème de focalisation, attendu que le récit est au point de vue du protagoniste et que celui-ci ne peut logiquement pas voir ses propres yeux. Ouvrir une bouche « en direction de » est ridicule : essayer pour voir. « Très vite » ne contredit-il pas « un moment » ? « Broyage effectué » est un assemblage à peine français...

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant