Demain les chiens est une traduction plus que fidèle, assurément, du bon travail sans le moindre doute ! puisque le titre original est... City. Mais enfin, j'ai déjà assez parlé de la manie calamiteuse des traducto-éditeurs de faire exactement tout ce qu'ils voulaient d'un livre, alors ça suffit. À force de m'entendre gueuler de toutes les façons, on va finir par croire que c'est mon mode de communication habituel, ce qui serait plus que faux attendu que je sais aussi parfaitement bien : éructer, râler, ironiser, mordre, tempêter, etc.
Le livre est un recueil de neuf nouvelles de science-fiction, presque toutes initialement parues à une époque où ce genre prometteur, publié dans des magazines et pulps avant-gardistes au sens noble du terme comme « Astounding Stories » ou « The Magazine of Fantasy and Science Fiction » (« avant-gardistes » par exception ne signifie donc pas ici : « qui promeuvent n'importe quelle arnaque incompréhensible et absurde pour la satisfaction de se sentir gonflé de modernité », précision d'une certaine importance), comportait des auteurs rigoureux et talentueux comme Robert Heinlein ou Isaac Asimov. Mais les Américains ont toujours eu cet avantage sur nous de prendre des risques et d'inciter par tous les moyens au développement d'une littérature nationale qui longtemps leur a fait défaut, et il n'a pour ainsi dire jamais existé en France, depuis la disparition des feuilletons en journal vers la fin du XIXème siècle, de revues éclairées et ambitieuses se donnant pour mission la découverte de jeunes auteurs à travers leurs écrits courts. Qu'on songe à ceci : le magazine « Playboy », qui passe uniquement chez nous pour un cahier de filles à poil, a publié dès ses commencements d'excellents récits comme certains de Richard Matheson, et pas du tout avec le souhait unique de s'attirer quelque caution morale, comme en témoigne la qualité indéniable de ses textes, mais, il faut bien le reconnaître à notre triste désavantage, en procédant avec une sélection digne de ce que ne font plus, et de loin, les grands éditeurs « professionnels » français d'aujourd'hui.
Clifford D. Simak, dans cet ouvrage, part d'un postulat aventureux et malheureusement erroné, du moins « non advenu », selon lequel les cités sont condamnées à disparaître parce que le développement des moyens individuels de transport ainsi que la disparition du travail humain rendraient les campagnes plus accessibles, plus confortables et plus adaptées, en somme, au mode de vie « naturel » de l'espèce humaine (faible coût du sol, grands espaces tranquilles, penchant pour le travail agraire et attrait pour le patrimoine...). Cette conception pas visionnaire du tout – Simak, au moins jusqu'en 1976, continuera de prétendre cette perspective probable, mais avec une obstination, pour ne pas dire un entêtement, qui l'empêche (c'est un Américain accoutumé aux terres immenses et comme vierges) de considérer la démographie galopante des hommes ainsi que l'augmentation mécanique du prix des sols en raison de l'émigration périphérique – sert de fondement pour réaliser un monde où les hommes n'ont plus l'exclusive fascination de la technologie comme repère et comme but, mais le confort individuel au sein d'une espèce de plus en plus satisfaite et désœuvrée.
Dans son processus méthodique, Demain les chiens s'appuie sur ce contexte pour représenter, en bons récits soigneux de SF, la vision presque statistique d'une évolution, celle de l'homme et des autres créatures qui l'entourent – un peu à la façon systématique dont Asimov conçut Fondation. La vérité : ce livre raconte un déclin, le déclin progressif de notre espèce, étendu sur plusieurs millénaires. Les humains, devenus nonchalants et ayant dévolu une grande part de leur force motrice et mentale à des auxiliaires, n'existent plus que dans une sorte de paix inutile de joyeux hobereaux, environnés de robots, de mutants, et de chiens auxquels une famille fatidique est parvenue à donner la parole et une certaine intelligence. Les récits, au surplus, sont astucieusement compilés à la façon d'un recueil très ancien de légendes à destination des chiens devenus seule espèce civilisée et instruite, où ces derniers s'interrogent dans chaque préface sur l'origine et la véracité de ces textes semi-bibliques ainsi que sur leur interprétation, considérant désormais largement l'homme un être mythique et controuvé. Ce point de vue aussi original que déstabilisant a quelque chose de réjouissant ; c'est une bonne trouvaille qui parodie avec justesse le ton scientifiquement péremptoire de nos glossateurs qui ne savent rien et qui parlent assez longtemps de ce qu'ils ignorent : les chiens savants se perdent en conjectures et finissent par dire à peu près l'inverse de la vérité, à savoir que l'homme est certainement une invention, que cette Bible-là est une création de toutes pièces – ce que le lecteur de notre époque sait faux évidemment, à l'inverse de notre Bible actuelle que nous admettons encore automatiquement avec quelque crédulité imbécile et respectueuse alors que tant d'indices notamment historiques témoignent de son irréalité et de ses fantasmes outranciers.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.