Cet ouvrage pourrait tout aussi bien s'intituler, de mon point de vue : « Théorie de la littérature telle qu'elle m'est insupportable ». J'admets ne pas avoir poursuivi au-delà de la page 104, non parce que l'essai est difficile ou épais – on sait depuis longtemps, je l'espère, l'étendue de mon goût pour l'effort –, mais parce que j'y ai rencontré incessamment, aussi bien quant à la forme qu'au fond, des objections rédhibitoires qui me donnaient l'impression d'y perdre mon temps. Quand, dans un essai, tout vous paraît à la fois flou et faux, embrumé de contradictions innombrables et artificiellement gonflé de volonté de gloire, et que vous ne voyez, tandis que vous êtes vous-même une sorte de professionnel pour ce sujet, pas même l'intérêt pratique de se poser les questions auxquelles l'auteur s'efforce très maladroitement de répondre, votre arrêt prend plutôt la forme d'un refus que d'un abandon – où cessation rime alors avec sécession.
Toutes les problématiques de Kundera sur le roman me paraissent pédantes et oiseuses. La conception que l'auteur se fait de ce genre m'évoque les périodes les plus intellectuellement déconstructivistes de l'art contemporain, et toute symptomatique de l'époque où l'on a incité le spectateur à voir ce qui ne figurait pas dans l'œuvre, cependant que cette façon de lui révéler l'invisible était extrêmement flatteuse pour le créateur en ce qu'elle faisait de lui une variété de génie, étant bien admis, je ne sais pourquoi depuis les romantiques, que le génie est toujours celui qu'on ne comprend pas et qui voit et crée justement ce qui n'existe pas. Voici un écrivain alambiqué qui fait de son homme instruit après avoir plu à des foules communes (je soupçonne ses origines tchèques, à la fois « sérieuses » et « exotiques », d'avoir beaucoup contribué à son succès), et qui prétend fournir, à travers ses romans, des méditations sur l'existence. Quelle est donc sa position, ou, pour être plus juste, sa posture ?
Il s'agit tout premièrement d'un être infiniment flatté qu'on s'intéresse à lui, intarissable sur son œuvre, qui aimerait se penser en chef de file de quelque courant littéraire d'envergure, ambitionnant des succès critiques vraiment intellectuels – c'est nettement un homme à qui ne suffit pas l'estime populaire (imaginer un Marc Lévy réclamant des commentaires littéraires et philosophiques sur son « œuvre ») –, aspirant à ce que resurgisse sur lui l'admiration qu'on voue à des novateurs, seulement il ignore encore de quelle école il pourrait être le maître et, à vrai dire – je crois même qu'il le sait –, il lui manque un manifeste pour y être légitime. Alors il retourne au plaisir de disséquer ses propres livres qu'on devine assez pénibles et vains, d'une surface feignant le reflet du ciel ou des profondeurs, pour y rencontrer une théorie qu'il n'a pas eue en les écrivant : il y cherche avec insistance pour la trouver, retourne des formulations élégantes, comme il suffit souvent à un universitaire de s'enfoncer longtemps par thèmes dans n'importe quel roman pour y dénicher toutes sortes d'extrapolations aventureuses qui finissent tôt ou tard par donner l'illusion de quelque innovation critique. Il est avéré pour moi que Kundera, pour qui l'auto-explication est une façon de valorisation, s'invente régulièrement et de toutes pièces des justifications ; cette hypothèse se trouve confirmée par le fait que quand il parle de divers romans pour inférer une théorie générale, il oublie volontiers quantité d'œuvres d'importance, ne retenant que celles que des savants ont déjà abondamment et excessivement commentées : Rabelais, Tolstoï, Dostoïevski, Kafka, etc. On vérifiera que toutes ses références se situent principalement du côté de la pédanterie, de la conceptualisation la plus caractérisée, de l'affichage lexical le plus fat : Husserl, Heidegger, philosophes de l'abscons intangible ; il fourbit sans arrêt les armes de son régiment, des armes rutilant ou plutôt suintant du bavardage insupportablement inapplicable de professorat qu'il admire tant, dont il veut se faire aimer et auquel il semble vouloir tant appartenir.
Kundera, c'est l'homme qui veut s'élever par la théorie et qui, pour cela, aspire à profiter de sa notoriété grand public pour s'installer parmi les sages dont il usurpe les manières et singe les certitudes. Malheureusement, il n'en a pas du tout l'étoffe car toutes ses théories sont fausses et contradictoires : par exemple, pour marquer la progression historique des romans selon une énième classification fumeuse, il veut que Flaubert consiste en une introspection sise dans un quotidien, en une exploration du moi normal – il pense bien sûr à Mme Bovary – et il l'oppose aux grandes aventures antérieures vers l'extériorité à la Cervantès... où l'on voit qu'il n'a pas lu Salammbô ou qu'il l'écarte délibérément. Toutes ses réflexions sont à l'avenant, aventurées, sans concertation avec le Vrai minutieux, à dessein de parler absurdement de tout objet littéraire dans l'espérance et au prétexte d'en dire quelque chose, n'importe quoi, mais le premier. Il livre des notes très éparses et inconsistantes (admettons : pas tout à fait des brouillons) sur un roman assez confidentiel d'un certain Hermann Broch dont il exprime toute une substance compliquée et peu miscible – c'est qu'il faut à des Kundera, dont le désir fiévreux est à la prime découverte savante, puiser son jus souterrainement dans toutes les nappes possibles, mais cette multiplicité manque d'éloquence et trahit son opportuniste, au même titre qu'à forer et sur tous les plateaux inconnus on arrive nécessairement à extraire au moins une gouttelette de pétrole.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
NonfiksiDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.