Main street, Sinclair Lewis, 1920

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Voilà un roman qui sut me réconcilier avec le roman, prouvant qu'on pouvait écrire un roman utile. Il faisait longtemps que je dénonçais l'artificialité et le divertissement du roman : je ne terminais plus un roman, ayant toujours compris avant la moitié du livre le systématisme malhonnête et futile présidant à sa conception – thèse grossière préalable, maniérisme ampoulé, simulacre de réalité, manipulation éhontée de personnages... Un roman est souvent une histoire faite pour distraire écrite par un professionnel fait pour amuser. Je n'ai pas le temps, moi, de lire comme les autres. J'étudie. Je me complète. Je m'améliore. Si je meurs demain, je ne serais pas comme des millions celui qui a passé son temps à végéter. On dira peut-être de moi : « Il manquait de légèreté », mais on pensera d'eux sans le moindre doute : « Encore un enfant qui est parti. » Je préfère être celui qui a « mis la vie à profit » que celui qui a « profité de la vie ». M'entendront ceux qui connaissent leurs proverbes – ils sont nombreux, ils en usent toute la journée.

Lewis réalise ici un portrait de la vie provinciale américaine, à travers le regard de Carol Kennicott (sans doute un hommage à l'héroïne de Sister Carrie), jeune mariée à un médecin de campagne plus âgé, qui s'installe dans la vieille maison de son époux, sise dans une petite ville du Minnesota appelée Gopher Prairie. Elle aspire et tâche à y changer la laideur et la médiocrité foncières. Son enthousiasme frais, luttant contre la routine et les préjugés, malgré le bon accueil des habitants, est sans cesse déçu par l'esprit cancanier, bigot et petit d'une communauté qui, quoiqu'en apparente sympathie, ne peut s'empêcher de surveiller et de juger tout le monde sous l'égide de la majorité bien-pensante qu'il convient toujours de consulter en premier lieu.

C'est cependant un récit qui s'efforce de ne rien exagérer, qui ne consiste pas en une de ces irrationnelles lassitudes où l'auteur déverse son lot de situations opportunistes à dessein de transmettre une opinion excessive en lui prêtant un aspect illusoire de démonstration virtuelle : il livre aussi, de manière qui peut sembler contradictoire, des pages de saisissements élogieuses sur la beauté de la nature américaine et sur une certaine forme de générosité humaine, et montre avec un réalisme mesuré, soigneux, perspicace, certaines causes rationnelles de la permanence rassurante qui inonde les mentalités et y constitue un étal bienfait. Par exemple, Will Kennicott, attaché à sa ville, ne se présente pas comme un méchant de pacotille ou la caricature stupide et ridicule à laquelle on s'attend s'agissant de l'époux engoncé en des plaisirs étroits, il apparaît en être compréhensif et concret, capable de sentir et d'expliquer le contraste entre son épouse perpétuellement insatisfaite et la vie simple, quoiqu'assez immobile, du voisinage qui s'inquiète d'être humilié par les prétentions de la nouvelle arrivante, comme on le perçoit finement dans l'extrait suivant :

« Elle jeta les yeux sur les maisons, s'efforça de ne point voir ce qu'elle apercevait, se laissa aller à penser : « Pourquoi tous les romans mentent-ils autant ? Ils montrent toujours l'arrivée de la mariée dans son nouveau foyer comme un conte de fées. Sa foi ardente en son noble époux... Que de blagues sur le mariage ! Je ne suis pas changée. Et cette ville... Grand Dieu ! Je ne pourrai jamais m'y habituer... Tout ce tas de débris... »

Son mari se pencha vers elle.

— À quoi réfléchis-tu si sombrement ? Tu as peur ? Je ne m'attends pas à ce que Gopher Prairie te paraisse un paradis, après Saint Paul. Je ne m'attends pas à ce que tu en sois folle, au début. Mais tu finiras par l'aimer énormément... On vit si librement ici, et ces gens sont les meilleurs du monde.

Elle murmura, tandis que Mrs Clark, délicatement, se détournait :

— Je t'aime de me comprendre ainsi. Je ne suis que... Je suis terriblement sensible. Trop de littérature. Je manque d'épaules et de bon sens. Laisse-moi le temps, chéri...

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant