La Pensée postnazie, Michel Onfray, 2018

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Je tiens Michel Onfray en une certaine estime : c'est un penseur lucide et concret, sans cliché ni mièvrerie, qu'on écoute du moins avec intérêt, et qui parvient à produire des propos anticonformistes sans laisser chez son auditoire le goût d'une provocation pour l'épate – chose extrêmement difficile à notre époque où les représentants de quelque bonne société policée s'arrangent pour que l'iconoclaste soit associé à une sorte d'esprit radical et asocial, dangereux. Onfray est un de ceux qui réussissent à ne pas tomber dans le piège qu'on leur tend toujours, je veux dire celui du paradoxe criant ou de l'enfermement idéologique : c'est, en somme, un avantage qu'il a de plus sur, mettons, Éric Zemmour, qui réalise lui aussi une réflexion philosophique moderne et novatrice mais qui s'est plus ou moins laissé circonscrire dans des domaines spécifiques où l'ont réduit son tempérament fougueux ainsi que la volonté interlope de journalistes en quête perpétuelle d'ennemis hyperboliques et de simplifications rhétoriques.

En plus de cela, un grand amateur de Nietzsche comme Onfray trouvera probablement toujours grâce à mes yeux – il est seulement dommage, à mon avis, qu'Onfray retienne cette bêtise mystique de « l'éternel retour » comme un fondement de la pensée nietzschéenne alors qu'elle tient en vérité une place infime dans toute son œuvre : cette idée de cycle immuable – et Nietzsche, je crois, le reconnut autant que ses plus intimes fréquentations – fut une pure figure littéraire de nature à donner du liant à son Ainsi parlait Zarathoustra, cet abscons récit de fiction écrit à dessein audacieux de concurrencer la Bible. C'est un détail sans doute, mais je n'apprécie pas les glosateurs qui sur-interprètent avec les défauts universitaires notamment du constructivisme, comme le furent par exemple d'insupportables et obscurs pédants comme Barthes, Deleuze ou Ricoeur. C'est d'ailleurs l'une des principales raisons pour lesquelles je ne lis plus de commentaires de Nietzsche : je garde au moindre extrait l'impression d'avoir ou bien déjà compris ce qui est exprimé, ou bien de l'avoir mieux compris c'est-à-dire « à juste » tandis que l'analyste ne produit rien d'autre que ce qui me paraît un dé-lire qu'il suppose professionnellement valorisant.

Dans La Pensée postnazie qui constitue le dixième volume de sa Contre-histoire de la philosophie (je n'ai lu aucun des précédents), Onfray traverse et synthétise la réflexion morale qui succéda à l'horreur humaine révélée par les camps d'extermination de la Seconde Guerre mondiale, à travers la vie et la production réflexive de trois philosophes juifs, Hannah Arendt, Hans Jonas et Günther Anders, qui se connurent intimement et dont les influences mutuelles sont d'un certain intérêt. Onfray insiste particulièrement sur la façon dont ces auteurs ont tâché d'expliquer la barbarie passée, de montrer la barbarie présente, et d'anticiper la barbarie à venir. Il les oppose notamment au fascinant Heidegger en ce que celui-ci fut non seulement un nazi, mais un idéaliste universitaire : Onfray tient un discours intransigeant à l'endroit de toutes les philosophies qui touchent à de pures théories flatteuses et ne rencontrent que des entités sans incarnations : ce sont des producteurs de réflexions assez crânes et vains, selon lui ; or, les penseurs qu'il a choisis justement n'en font pas partie.

L'ouvrage est clair et figure une vulgarisation efficace et sans réduction apparente ; il n'y a qu'Arendt que je n'ignorais pas, et je crois avoir compris grâce à Onfray les grandes idées fondatrices de la philosophie des deux autres. On y découvre des auteurs vivement préoccupés par le sort de l'humanité, inquiétés par ses possibilités mortifères que l'histoire alors récente a avérées, et qui s'efforcent d'alerter l'humanité sur les conditions de réalisation de la monstruosité individuelle et collective. Je ne saurais résumer ici autant de philosophies déjà simplifiées – cela formerait un développement long et « un commentaire du commentaire » sans doute assez verbeux et rébarbatif –, mais leur cheminement et leurs contradictions font l'objet d'une analyse développée et émaillée de réflexions personnelles, du moins d'une « couleur » personnelle, issues d'Onfray lui-même – je veux dire par là que l'auteur n'insiste pas véritablement sur ses propres thèses mais que son esprit accompagne les réflexions qu'il met en lumière. Et l'on comprend que celui-ci est un détracteur de tout enfermement de la morale dans un système uniforme et déterminé, un admirateur de toute pensée essentiellement humaniste et fondée sur la réalité et une pratique de vie conforme, ainsi qu'un opposant par principe à toute espèce de totalitarisme et ce jusqu'à, j'ai trouvé, commettre un raccourci paradigmatique, à savoir que tous les philosophes qui ont soutenu plus ou moins directement un régime totalitaire sont nécessairement de mauvais philosophes.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant