Le Soleil des Morts, Camille Mauclair, 1898

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J'ai tardé à écrire sur Le Soleil des morts que j'ai fini de lire il y a une quinzaine de jours à l'heure où je commence à écrire cet article, non seulement car j'ai manqué de temps pour entamer sa critique, mais surtout parce que j'y sens un roman climatérique, sorte de chaînon manquant à ma compréhension de l'histoire psychopathologique des époques sociales, et plus exactement un témoignage rare, subtil, paradoxal et foncièrement coloré, plus profondément utile que son auteur n'aurait songé peut-être, lui qui vivait en une charnière qu'il ne pouvait pas deviner sans doute, s'agissant de l'essence d'une transition de l'esprit humain vers notre ère contemporaine, ouvrage que je dois par conséquent traiter, selon mon intuition, avec la plus extrême précaution d'analyse. J'entrevois même la difficulté de cet examen, tous le souci et le soin, avec la rigueur pénible dont j'aurais besoin pour transcrire une impression que je ne sais pas encore définir et dont la teneur inappréciable m'a fait différer, par volonté de m'y appesantir avec concentration, le moment d'en disserter, à l'issue notamment d'un travail déjà épuisant que je viens d'achever sur la nature sensorielle de la réalité.

Ce roman traduit un seuil mental et moral, seuil dont le franchissement ne connut ensuite aucun retour en arrière, battant poussé, porte close, et regards rétrogrades aboutissant à l'illusion d'un mur uniforme ou d'une béance panoramique. C'était un passage étroit, comme après sexe. L'espèce d'euphorie imbécile née de cet achèvement est le sombreux oubli d'un état antérieur. Il y eut longtemps le moment d'excitation croissante et des égards de performance, la contention dure vers un aboutissement d'explosion, résolution de l'effort, et ça dura jusqu'à la date de ce livre à peu près, puis s'effondra dans la stupeur énervée l'envie de persévérer dans la besogne amoureuse, de compter pour l'admiration d'autrui et de soi-même, d'atermoyer la jouissance – philosophie active du désir. L'orgasme crétin vint enfin qui termina tout en vidage, non sans l'aperçu gênant du halètement bête et le goût amalgamé du dormir. Plus de sève, plus de force. La société obtint, elle prit et s'anéantit brutalement dans la satisfaction béate, sorte de chute de la volonté après le plaisir entretenu de l'insatisfaction. Toute conquête ultérieure parut à la fois pénible et superflue, et tout éreintement déjà fait. Ce fut ainsi le temps de la recharge, qui risque de durer le temps entier du couple satisfait et désœuvré.

Je me comprends, pour l'instant. J'ai besoin de métaphore pour appréhender l'histoire à peine sensible. Dans la sexualité et dans l'orgasme se situe une image approximative de ce qu'on prépare et atermoie et de ce qui s'annule sitôt réalisé. C'est comme s'il ne fallait jamais, dans la vie et pour vivre, cesser de travailler pour un coït à venir.

André de Neuze, écrivain protagoniste, artiste de dilemme, supérieurement préoccupé par le devoir, rencontre Calixte Armel, en qui le lecteur avisé reconnaît Stéphane Mallarmé que fréquenta Camille Mauclair lui-même, en disciple. De Neuze, édifié par cette profondeur auprès de laquelle penchent déjà ses meilleurs confrères, fasciné littérairement par ce gouffre d'acuité des correspondances poétiques, et atteint dans sa tendresse filiale par cette placidité magnifique au mysticisme superbe et accueillant, déborde d'admiration et d'affection ; et cependant, il vit ses plus antithétiques émois d'amours, incarnés en la dualité de deux femmes, d'une part une grisante sensualité de théâtre aux volontés actives et aux effets électriques, d'autre part la fille d'Armel qui, artiste en son détachement secret et aristocrate dans sa pâle langueur, et pleine de gratitude pour l'idole sainte qui l'a élevée, s'est vouée corps et âme à l'assistance de son père. Le trouble naît de cette dichotomie fondamentale, presque élémentale : adoration de la féminité comme puissance d'attraction et de vie ou bien son culte comme idéalité spirituelle et héritage intellectuel.

Ce débat, stéréotypé, peut aisément agacer au-delà des figures préparées et des rôles : l'amour, quoique vraisemblable en cette disposition initiale, est dans les deux cas mensonger, irréel, excessivement corporel ou psychique. (On n'a jamais écrit sur l'amour ; jamais un récit n'a effleuré la consistance de l'amour généalogique et pur autrement qu'en alimentant une banque de clichés faciles et d'extrémités hypersensibles. C'est au point, tant ces mièvreries vaguéales racolent, complaisent et flattent, que j'aime encore mieux « l'amour » selon Sade.) Quand l'une des deux femmes crie logiquement à l'artiste qui ne sait être homme : « Vous en mourez d'être trop sensibles ! Que j'aimerais mieux un équilibre de sagesse et de volonté pure, une levée d'hommes aux yeux clairs, aux gestes mâles, violents, oseurs, capables de plier une femme comme moi, qui vous ai pliés tous ! [...] Au milieu de votre groupe j'ai cherché des hommes, et je n'ai trouvé que des amants. » (pages 957-958), l'autre s'exclame au sujet de l'homme qui doute d'être l'artiste, le disciple : « Laisse-moi, père... laisse-moi... Eh ! bien, oui, je l'aimais, malgré l'autre femme... tu veux savoir, tu me forces... oui, malgré l'autre femme je l'aimais – et je savais qu'il ne l'aimait plus, et qu'il revenait pour moi, et je l'attendais... et c'est parce qu'il ne croyait plus en tes idées que je lui ai tout refusé, quoique tu m'aies laissée libre. Oui, parce qu'il n'avait plus ta foi, qu'il te quittait, c'est pour cela seulement que je lui ai dit que je ne voulais pas... et je souffre, oui, follement ! » (page 994) On voudrait plutôt que le protagoniste fût actif et viril, fier, dur, nietzschéen et apte à jouir de la femelle ardente, décorative et pourtant pas si bête, autant qu'il fût propre à convaincre d'un mot ferme la si sérieuse et froide intellectuelle qui suppose stérilement son maître paternel si parfait qu'elle ne peut entendre que, tout mallarméen qu'il est, il a peut-être besoin d'un contradicteur pour le prolonger et le provoquer plutôt que d'un zélateur pour ne faire que l'accompagner avec soumission. Pragmatiquement, on sent la consolation accessible : de Neuze satisferait l'une en la contraignant du corps et l'autre en la subjuguant de l'esprit ; faute d'y parvenir, avec cette analyse du moins se consolerait-il de ne les pas obtenir ou conserver, s'il refusait d'en arriver là, puisque c'est ce dont elles ont besoin. Hélas ! en songeur adepte des solutions de frustration, il est l'éternel éconduit qui aime ce qu'il ne peut avoir et qui ne se déclare que lorsqu'il est bien sûr de ne pouvoir agréer !

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant