Le Disciple, Paul Bourget, 1889

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Et voici un livre bâti comme un Stendhal ou Balzac, dont l'essentielle couleur est celle d'une relation amoureuse dans un milieu noble : le parallèle, à moi, saute aux yeux. C'est une histoire sentimentale, avec une dame de haute lignée, caractérisée telle, et suivant le récit de la formation d'un jeune homme. Évidemment, Bourget ne s'est pas contenté de reproduire cette recette dramatique, il y a introduit l'ingrédient de la modernité, en l'espèce d'une réflexion sociale, en laquelle il échoue à mon sens, pour des raisons que j'expliciterai et qui apparemment n'ont jamais été dites, au moyen de l'introduction d'un personnage de maître à penser, et en l'accompagnant d'un questionnement sur la responsabilité des auteurs : Adrien Sixte est un philosophe flegmatique qui dénie toute vertu du sentimentalisme dans l'exploration de l'âme humaine, et ses ouvrages s'efforcent à expliquer l'homme sans nulle transcendantalité, sans bien ni mal supérieur, uniquement comme une machine réactive et conditionnelle. Ses travaux, qui scandalisent les religions et la morale, fascinent en particulier un étudiant, Robert Greslou, d'un certain talent et prometteur, exalté par ces révélations dont il rédige des continuations, et qui, après avoir rencontré son mentor, part occuper un poste de précepteur au sein d'un château. Il décide alors à titre expérimental de séduire la fille du marquis, Charlotte, de façon à vérifier le conditionnement de son esprit et la manière plus ou moins systématique dont on réagit à certaines stimulations et dont on y répond par l'amour, ainsi que le prétendent les ouvrages qu'il adore. Expérience qui conduira à la mort de la femme et au procès du précepteur accusé de meurtre, ainsi qu'à la mise en cause de Sixte lui-même dont la littérature a peut-être indirectement conduit au drame.

Roman à thèse, Le Disciple proclame la responsabilité des écrivains et exige que l'on soit redevable des incitations qu'on exerce sur autrui par l'intermédiaire de sa pensée écrite : en quelque sorte, c'est bien la faute du maître, conclut Bourget, si le disciple exécute (mal) sa volonté, et même le malentendu lui est imputable : le roman condamne la légèreté de l'écriture. Cet argument motive tout le récit, structuré un peu artificiellement comme la confession écrite que Greslou adresse à Sixte pour expliquer ses origines, sa discipline et ses actes, de façon à mettre en évidence à la fois le développement de l'esprit d'un être mais aussi le saisissement du philosophe à la lecture d'une application tout empirique de son propre travail. Cette lettre, qui constitue la majorité du roman, relate les mouvements d'âme d'un homme méthodique mais sentimental, peu sûr de ses effets, et que l'amour de Charlotte, je veux dire l'amour qu'il lui voue, vient surprendre dès le commencement de son expérimentation. C'est même en cela que le roman idéal est un échec, ce que nul n'a trouvé, semble-t-il, parmi ceux qui l'ont commenté : Greslou est bâti avec trop de vraisemblance instinctive ou éprouvée pour ne pas s'avouer que cette « expérimentation » qu'il mène est insincère, car il est sincèrement épris : dès le début, il est charmé par Charlotte, et il ne se fait de cette expérience qu'une excuse pour la poursuivre de ses assiduités, avec si peu de planification et de machiavélisme d'ailleurs qu'on se demande le plus souvent en quoi il sert les théories de Sixte, où se situent ses influences sur son cobaye et comment il pourrait conclure quoi que ce soit ! D'ailleurs, Greslou l'admet lui-même, quoique confusément, parce que Bourget ne sait pas nier la logique de la psychologie générale dont il préférerait, pour sa démonstration, des rouages plus systématiques, mais il est consciencieux et honnête et fait écrire à son personnage : « Si j'ai subi le charme de grâce et de délicatesse qui émanait de cette enfant de vingt ans, je l'ai subi en croyant que je raisonnais. Il y a des heures où je me demande s'il en a été ainsi, où toute mon histoire m'apparaît comme plus simple, où je me dis : "J'ai tout bonnement été amoureux de Charlotte, parce qu'elle était jolie, fine, tendre, et que j'étais jeune ; puis je me suis donné des prétextes de cerveau parce que j'étais un orgueilleux d'idées qui ne voulait pas voir aimé comme un autre." » (page 192) Il est vrai que la suite de cet extrait contredit cette présomption favorable : « Je me rappelle ce que j'ai pensé alors, cette froide résolution caressée dans mon esprit, consignée dans mes cahiers, vérifiée, hélas ! dans les événements, la résolution de séduire cette enfant sans l'aimer, par pure curiosité de psychologue », mais je prétends que la raison véritable est ici trahie dans la première partie de la citation, en ce que Greslou, juste ensuite, ne se départit pas d'aimer tandis que la résolution froide dont il parle semble n'avoir duré que le temps de la consigner dans son carnet, ou bien pourquoi sera-t-il amené à être si affecté de son insuccès et à vouloir se suicider par désespoir ? D'ailleurs, s'agissant de l'extrait, pourquoi le terminer ainsi : « mordu, comme je le fus, par ce féroce esprit de rivalité envers cet insolent jeune homme [le frère de Charlotte], mon contraire » ? Est-ce par jalousie qu'on entreprend une « froide » expérimentation qui, dans son déroulement, manquera là toujours extrêmement de contrôle ? L'auteur mêle mal à propos dans cet extrait des motifs trop divers et inconciliables, préférant insister, pour la portée édificatrice de son œuvre, sur la dimension « calculatrice » du personnage, que, contrairement à l'assertion trop péremptoire qu'y s'y trouve, nul « événement » ultérieur ne viendra vérifier, à l'exception d'un mensonge initial qui, loin de constituer une « machination », n'est qu'une simulation assez innocente de mélancolie pour attirer la jeune femme et se donner de la profondeur (il prétend, pour appâter Charlotte, qu'il pense à une femme qui lui a mal rendu son amour, et même ce mensonge, si je ne m'abuse, est improvisé ; du reste, il n'est pas entièrement un mensonge si l'on admet que Greslou ne fait que transposer la situation qu'il pourrait vivre avec celle sur qui il ambitionne ses visées), et qui n'empêche nullement qu'il en fût sincèrement épris. Ainsi, toute la polémique qu'a fait naître l'ouvrage de Bourget est à peu près nulle : les critiques sont partis sans vouloir le contester du principe que Greslou était bel et bien un scientifique suborneur, un coupable affreux, un terrible criminel, ce qu'il n'est point ; c'est un être falot qui se fait une raison d'aimer une femme mais sans la manipuler davantage qu'en n'importe quelle séduction, et la preuve, c'est qu'il est le premier affligé de ce qu'elle puisse le refuser, qu'il en souffre non comme un philosophe mais comme un amant éconduit. Ce n'est donc pas un odieux comploteur ainsi que même Sixte l'exprime idiotement lorsqu'il paraît n'avoir pas compris lui non plus cette âme qui s'expose à lui. Sixte n'a rien à voir avec le drame de cette relation amoureuse qui se construit tout naturellement, avec, certes, ses petits mensonges opportuns et ses examens minutieux de la façon dont on produit certains effets d'opportunité pour se donner des chances : Greslou est d'une timidité piteuse, pas du tout audacieux comme l'apprenti d'une matière dont on aspire à la maîtrise, ce n'est point, par un exemple, un Casanova ou un Freud, il n'est aucun des hommes immoraux et modernes dont l'auteur parle dans son introduction. Et je m'étonne, dans le dossier de mon édition où figurent des critiques, que personne ne se soit aperçu de cela, que tous soient tombés dans le panneau de ce titre : Le Disciple, comme si la filiation était établie d'emblée entre Greslou et Sixte et qu'il ne restait plus qu'à analyser la part de culpabilité qui revient généralement à l'auteur sur les actions de son lecteur. Et je crois que les écrivains qui en ont parlé furent trop intéressés à disserter de leur influence, sujet épineux et digne d'une dissertation, peut-être nouveau à leur appréciation et que leur statut les incitait évidemment à développer pour se beinôt disculper, plutôt qu'à vérifier si cette influence, dans le roman, était indiscutablement à l'origine d'une mort, ce qui n'est manifestement pas le cas. D'où ce débat, entre les intentions nobles du savant de vérité dans une société qui n'est pas prête à recevoir et à appliquer ses doctrines, et le « pernicieux » effet de l'écrit en des esprits « influençables » et premier-degré qui estiment légitime d'expérimenter des théories y compris contre l'ordre établi quand il est vide ou mensonger : tous ont déclaré, apparemment, qu'il y a des vérités qui, trop avancées dans la progression lente des siècles, ne doivent pas être explicitées pour risquer de susciter des émules dangereuses, etc. propos de pontifiante et douceâtre éloquence, comme si l'on devait se faire un devoir de conforter la déraison du monde pour empêcher de commettre des crimes légitimes contre la stupidité des mœurs. C'était sans doute une façon de se protéger de la « déraisonnable impétuosité » dont tout auteur risquait alors l'accusation grave : il fallait assurer que son œuvre était toujours rédigée avec force conscience et dans la considération attentive du moindre effet sur son lecteur – comme c'était digne et grand ! On trouva alors tout naturellement qu'il fallait protéger la jeunesse quitte à lui cacher des choses, comme on trouva tout naturel d'interdire hautement aux jeunes hommes de séduire des femmes de dix-sept ans et demi, de dix-sept ans trois-quarts, de dix-huit ans moins un jour : c'est encore de bon ton, ça fait responsable, on découvre là des artistes qui se conduisent en bons pères de famille et qui ne permettront jamais que leur lectorat tombe en marginale dissidence, ça donne confiance en eux et ils croient savoir qu'après cela, eux qu'on soupçonne toujours un peu de corrompre les filles, on les lira d'autant plus : quel opportunisme mondain ! Ça ne valait certainement pas la peine d'un livre, si ce n'était que pour feindre de produire cette « controverse » prémâchée et fort convenablement et prévisiblement résolue par des artistes devenus si soudain des jésuites plus que convenables !

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant