Revue Krisis - Territoires ? n°53, juin 2022

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Un philologue contemporain ne devrait pas rechigner à examiner, en plus des fictions impubliées de son temps, les articles d'essai qui, sur des supports moins courus que les grands magazines nationaux aux lignes restreintes et monopolisées par un petit nombre, constituent une indication précieuse, véritable photographie de l'intelligence d'une époque à renouveler des réflexions, à innover en méthodes et profondeurs, à poursuivre le travail spirituel des siècles passés. La télévision n'est pas de ces supports propres à plébisciter des êtres de nuances qui y seraient écrasants de pertinence et réduiraient à néant la possibilité d'un débat avec n'importe quel impulsif imbécile de nos jours (je m'interroge quand même sur la manière dont on inonde ces « talk-shows » de tant d'inutiles et stériles : est-ce qu'on ne ferait pas mieux d'envisager au moins des audits ou rien qu'un entretien d'embauche ?).

« Krisis » est une revue qui peut probablement servir pour cette tâche et cette estimation. Il s'agit d'une publication « d'idées et de débats », satellite de la revue « Éléments » (que je n'ai jamais lue), sans orientation politique manifeste (à ma sensibilité) et proposant jusqu'à trois fois par an l'exploration d'un thème posé de façon interrogative dans un souci d'ouverture. On y rencontre des auteurs méconnus, provinciaux, inqualifiés comme moi, et beaucoup de demi-savants d'expérience, même si j'ai pu constater que des notoriétés comme M. Onfray y avaient rédigé des articles. M. L'Épée, son rédacteur en chef que je commente (assomme) sur Facebook, me proposa, après que je l'eus contacté, de lui fournir un texte libre de contraintes, sis entre 15 000 et 45 000 signes, sur le sujet à venir, à savoir : « Territoires ? ». Il me fit enfin l'honneur d'accepter l'article après de menues retouches stylistiques, qui figure donc dans ce numéro 53 (que M. L'Épée m'envoya gracieusement). Dix-huit articles, en l'occurrence, y figurent en plus du mien, l'ensemble contenant 185 pages.

Je n'ai malheureusement pas beaucoup à dire de positif sur cette revue après lecture. Le format est très judicieux, c'est une fois de plus l'initiative d'éditeurs qui ont trouvé la meilleure proposition, l'amorce la plus logique, pour sélectionner des auteurs d'articles et proposer leurs travaux à un lectorat peut-être curieux de « pépinières cachées » ou de quelque sorte de « relève intellectuelle ». M. L'Épée, par cette occasion, dit, en substance à la cantonade : « Nous lançons une idée : dites-en ce que vous voulez et dans la forme qui vous convient le mieux. » C'est la bonne méthode, c'est bien ainsi qu'il faut s'y prendre ; nos rédactions ne manquent donc pas de principes, pour autant qu'elles sachent distinguer la qualité parmi les manuscrits qu'elles reçoivent.

Mais enfin, ou que les candidats manquent à l'appel, ou qu'il n'existe personne capable de surprendre par la fulgurance de sa pensée, tous ces textes recueillis, qui pourtant ne sont pas rédigés par des débutants, inondent leur époque avec assez de terne monotonie d'une médiocrité plutôt standardisée. Ce que je déplore le plus, je crois, c'est la conformation de ses esprits à des moules notamment universitaires, de surcroît de moins en moins rigoureusement tenus ; je veux dire que c'est à peu près fait pour ressembler à des cours de faculté, par imitation avec ceux que les rédacteurs ont suivis étant jeunes (on y devine à peu près leur âge, ainsi que leur notoriété les installant dans le confort de procédés sans innovations), mais sans l'exactitude et l'astuce formelles qui, du temps des boomers par exemple, constituaient l'apanage de cette littérature verbeuse et cependant, en quelque sorte, éclatante et snobe par l'abondance de ses références, la richesse de son vocabulaire, et la prestance de son à-propos, comme Heidegger s'en institua le maître et l'exemple. Pire : j'ai trouvé difficile, bien souvent, de repérer en quoi les articles se rattachent au thème de la revue. En somme, voici ce que j'ai remarqué à titre de « tendance contemporaine » au sujet de presque tous les textes du recueil :

- Pourquoi faut-il que les auteurs fractionnent leurs courts articles en sous-titres indiqués en gras ? Il n'y manque que la numérotation des parties, les sous-intitulés en lettres majuscules et puis minuscules ! Stupide coutume ! Ne sont-ils pas capables d'élaborer de simples et claires transitions pour qu'un lecteur puisse suivre leur propos grâce à sa seule logique sur moins de 10 pages ? On devine là – c'est symboliquement triste – la servile habitude de planifier en tant de parties comme du temps mécanique de l'université où l'étudiant acceptait volontiers qu'on l'assistât dans sa besogne. Ce sont des auteurs qui, quant à la forme, sont stylés, marqués, rompus et déformés à des usages, au point qu'ils n'envisagent plus de rédiger autrement qu'en invitant leur audience à ces sortes de fiches de synthèse systématiques – c'est dire beaucoup de la façon dont ils considèrent leurs élèves-lecteurs, dont ils estiment qu'on les lit forcément, ainsi que de la manière dont ils construisent ou dirigent indirectement les esprits : en formules ! Mais la structure de leurs écrits souffre considérablement de leur adhésion à de vieilles et processives normes : j'ignorais avant de les avoir lus qu'on constituait encore de ces plates introductions de dissertation générale ou de thèse, cette plaie infâme et abêtissante de la pensée « d'élite » et de complaisance, laborieuses, réglées, pesantes, obligatoires comme on suit sempiternellement la consigne, sans égard pour l'efficacité de la réflexion, pour la transmission que c'est censé servir – ces introductions ne sont utiles que pour aider à « commencer » des élèves sans initiative, des indications sans plus, il n'existe pas de véritable philosophe qui s'y soit cantonné ainsi – au point qu'on a fâcheusement l'impression que sans ce modèle les auteurs de la revue ne sauraient pas même débuter. Il en va souvent de même pour les conclusions, avec leur éternel et balourd rabâchage utile en principe qu'aux jurés de correction surmenés, et que j'estime une insulte à l'intelligence du lecteur qui, sur si peu de durée, dispose quand même d'une mémoire suffisante et aurait raison de s'impatienter de telles condescendances ; et cela précède bien sûr « l'effort d'ouverture » ou « effet de clausule » qui ne seraient nullement des inconvénients si, en général, leur sujet n'eût dû être manifestement traitée dans le texte parce que c'était le moment juste où naissait enfin une audace réflexive, et si la tentative ne se résumait pas à un proverbe indigent d'une presque humiliante vacuité.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant