Le recueil d'aphorismes est un genre littéraire tout à fait singulier. C'est une façon de lire qui n'est comparable à rien, qui crée inévitablement chez l'esprit léger de la lassitude, et pour laquelle il faut des ressources personnelles auxquelles on n'est guère préparé, en général.
J'ai abordé ce genre avec Les Caractères de La Bruyère, qui sont tout emplis de cette morale de cour qui m'est assez insupportable : littérature de poseurs, de faux sages, de dévots qui feignent l'impertinence, où les leçons assomment sans jamais surprendre – trop chrétien, trop consensuel, tout ça, pour être vrai. Une messe prononcée par des prêtres souriants et séducteurs et qui osent un peu l'ironie. En cela, j'aime aussi peu La Bruyère que La Fontaine : très insincères tous deux, des coureurs de carrière et de mode, de la philosophie de salon (de thé) pour actuels professeurs de Lettres. On sourit entre gens bien éduqués, avec cette guinderie de caste qui distingue ceux qui veulent avoir l'air instruits et ceux qui veulent vraiment l'être. On prend son La Bruyère comme un café-crème dans une maison pâtissière de renom : on aime surtout à être vu avec, c'est bien fait, ça sent le luxe, ça vous donne une similitude avec des gens auxquels vous aimeriez « appartenir » mais aussi, ce n'est que du café avec des arômes, déjà connu. Mes excuses, en passant, pour les amateurs de café.
J'identifie assez, quant à moi, à quelle espèce appartiennent aujourd'hui les admirateurs par exemple de La Bruyère, de La Fontaine, de Bossuet, de La Fayette ou de Sévigné – et ce n'est pas du tout, je pense, ce qu'ils espèrent et ambitionnent, aussi est-il inutile que je m'étende là-dessus.
Et puis ce pensum vite oublié, j'ai lu Nietzsche des années plus tard. Effet tout différent : plume acérée, grattant sans vergogne les plaies des apparences, le contraire d'une philosophie flatteuse du vernis. Un style redoutable, tranché, sans mot superfétatoire, pour une pensée de combat neuve, hors système et sans affectation. Outre-Rhin, certains parlent de la « langue de Nietzsche » pour dire l'allemand : ils sont infiniment plus dans le vrai que ceux qui prétendent « la langue de Goethe », pour ce que l'Allemand, je crois, n'est ni sentimental ni maniéré.
Alors, j'ai découvert la nécessité de lire au moins deux fois chaque aphorisme d'un recueil : après une première lecture très minutieuse où l'esprit ne se permet nulle négligence, il faut y retourner pour s'imprégner de sa cadence, de ses implicites, de son fondement légitime ou non, après avoir compris. Sentir les logiques, les saillies, les retournements d'esprit qu'on anticipe peu à peu à force de percevoir les idiosyncrasies d'une pensée réduite à son essence et par somme. Entrer dans l'identité d'un homme qui refuse de discourir longtemps, parce que le laïus est toujours une éloquence d'artifices, de transitions fabriquées après coup, de références compilées avec labeur mais d'une façon qui fait croire à leur fluidité, à leur naturel : en cela, l'essai est bien davantage une illusion de facilité. L'aphorisme est le genre de l'homme modeste qui juge que seules certaines de ses fulgurances sont publiables, – le décanté, la quintessence, l'éthéré –, et qu'il n'y a que les éclairs de génie condensés qui édifient vraiment : l'auteur refuse de composer pas thèmes expansés artificiellement, allongés comme des sauces, convenus en parties – thèse, antithèse, synthèse, pouah ! Humble, oui, on ne le croirait pourtant pas tant il y a d'austère poésie, de force persuasive et d'élévation manifeste dans le véritable aphorisme ; encore y faut-il un penseur franc plutôt qu'élégant, ou bien on se retrouve avec un condensé de mondain... et c'est l'horreur ! Forme raccourcie, comme le sonnet pour l'épopée, comme la nouvelle pour le roman, l'aphorisme est de la philosophie foudroyante, une extraordinaire loupe aussi bien à splendeur spirituelle qu'à désastre intellectuel. On peut épuiser joliment une idée dans un essai qui brille par ces circonlocutions mais où le fond manque malgré tout : c'est quand même joli pour certains, ça a « du goût » quelquefois, une sorte de couleur de sophistiqué. Un aphorisme sans profondeur n'a presque aucun intérêt puisqu'il n'a guère de « gueule » par lui-même, il ne traduit pas même un effort de durée, c'est un vilain vent, de l'éphémère sans tenue et rien d'autre.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
SachbücherDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.