Comprendre l'époque, Alain Soral, 2021

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Je ne saurais pas dire qu'on « comprend mieux l'époque » après avoir lu ce Soral, mais assurément reçoit-on les thèses de l'auteur sans qu'il eût pris beaucoup la peine de les justifier, et ainsi comprend-t-on quelque chose de Soral et de sa pensée, à défaut d'être sûr d'entendre la Contemporanéité. Je ne dirais pas que cette mentalité soit bonne ou mauvaise, je dirais que c'est celle d'un homme qui est sûr de lui et qui ne se sent aucun intérêt à affecter de ne pas savoir ou à faire preuve de particulièrement de pédagogie patiente. C'est un livre qui ne peut convertir, qui ne prêche que des convaincus et qui ne propose presque que des opinions, parce qu'il est environ impossible, dans sa forme-même, d'y trouver l'appui de démonstrations logiques.

Or, quelles sont les thèses de Soral présentes dans ce livre ?

Parmi ses idées – je m'excuse pour ceux qui les connaîtraient déjà, quant à moi je les ai découvertes dans ce livre –, on sent un certain soupçon à l'encontre de la rationalité fondée en opposition à la tradition et à la spiritualité, et l'on sent au moins un reste d'adhésion à la pensée d'une autorité transcendante et au sentiment d'une société structurée par une hiérarchie franche et assumée. Il s'efforce de synthétiser le processus mental de cette rationalisation à travers les sociétés et les siècles, semblant déplorer le règne progressif d'une mentalité d'égalité bâtie sur la revendication du droit plutôt que sur l'honneur de l'effort ou du don, y décelant la puérilité que cette exigence-des-autres a instaurée au lieu de l'exigence-de-soi qui responsabilise. Parmi ce développement, il entend le judaïsme comme une influence profondément anti-démocratique et accapareuse, servant ses propres intérêts et ayant gravi sa voie de pouvoir secret et parallèle. Il exprime comme cet objectif d'égalité-à-tout prix a rencontré dans l'histoire des conceptions et des réalisations antagonistes, aboutissant au fait inhumain de ce qu'il appelle « ploutocratie judéo-maçonnique. Ce même pouvoir, propre à l'âge moderne, que les dissidents d'aujourd'hui – opposants authentiques – redécouvrent sous le vocable d'État profond et de pouvoir profond. Une appellation que la sociologie d'État disqualifie par l'anathème : théorie du complot ; ce qui lui permet de faire l'économie de l'argumentation. » (page 97). Et il définit le pouvoir actuel comme un opportunisme visant à favoriser l'égalité d'apparence par un ensemble de mesures-prétextes, à dessein de poursuivre l'instauration d'une forme d'aristocratie-parasite en la faisant accepter moralement de tous comme une nécessité-pour-l'égalité.

La relation de cette thèse permet de réviser en un éclair – 178 pages de gros caractères avec beaucoup de titres et de lignes passées – les grands courants philosophiques de l'histoire mondiale, mais elle n'aboutit pas – chez moi en tous cas – à des révélations qui apparaitraient les fruits manifestes d'une réflexion inédite. Par exemple Thorstein Veblen, dont j'ai lu et rédigé la critique de Théorie de la classe de loisir, qu'il ait raison ou tort, réalise nombre de réflexions neuves sur l'esprit de cette classe, expliquant avec méthode et originalité les phénomènes qu'il constate et examine. Mais pour Soral, il exprime beaucoup de ce que les chroniqueurs diffusés diagnostiquent déjà, ce dont je me méfie comme autant de raccourcis improuvables et partiaux, surtout faits pour être assimilables parce que le Contemporain n'y apprend guère et se plaît en les lisant à confirmer ses sus. Notamment, je corrige en ce moment un essai que je ferai paraître début 2025 sur un sujet similaire, où je crois démontrer que la plupart des évolutions sociales procèdent surtout d'une altération du travail-comme-valeur, et où j'essaie de prédire, sans tous ces affects négatifs qu'on rencontre continuellement chez Soral, ce que deviendra une société reposant sur le divertissement désormais vu comme vertu (ce sera, je crois, un accomplissement de mon œuvre laborieuse de psychopathologie du Contemporain). Or, ma démonstration me paraît plus logique et convaincante, même si elle n'use pas comme ici de tous les ressorts des sociétés. C'est peut-être aussi sa qualité, au sens où la plupart des études prétendant englober véridiquement chaque parcelle du monde pèchent toujours par simplification abusive, parce que l'ambition de l'auteur, qui cependant n'a pas eu l'esprit de s'en apercevoir, se porte à définir un trop vaste univers, plus vaste que ce qu'il est effectivement en mesure d'analyser : il peut ainsi impressionner d'envergure, mais presque tous les détails sont faux ou bâclés, de sorte que même la théorie générale, qui se construit par la somme des parties, demeure douteuse et incertaine. Bien des assertions réfèrent chez Soral à des proverbes simplistes, à des théories que j'estime sophistiquées et poseuses, même à des incohérences comme lorsque Soral, après avoir écrit que « La logique ne peut se justifier que par la logique, au point initial c'est une tautologie » (page 34) explique longuement sur quelle composition repose en fait la logique, ou quand après avoir écrit avec quelque réjouissance que « Avec le recul, notamment par les progrès de la clinique touchant aux maladies mentales et surtout par les révélations sur les tricheries méthodologiques de Freud ainsi que sur sa propre sexualité familiale, on peut quasiment réduire aujourd'hui la psychanalyse, d'ailleurs en voie d'effondrement, à une escroquerie juive. » (page 86), il réfère à cette science comme fondement psychologique en indiquant à son compte : « Le nourrisson commence sa vie en recevant tout de la mère : amour et allaitement, et en ne rendant rien. Un premier moment de parasitisme intégral – sorte de péché originel – dont il aura forcément la nostalgie. [...] L'enfant devenu physiquement adulte sans avoir intégré ce que le freudisme appelle justement le surmoi, sombrant dans la violence, née du refus du travail et du mépris de l'autre, faute d'avoir intégré la loi du père, absent. » (pages 126-127) : on ne saurait beaucoup plus conforter Freud, tout à coup ! C'est sans parler des foules de théoriciens abstrus et pédants, surtout métaphysiciens et notamment boomers, surestimés, inutiles ou usurpateurs, que Soral reprend comme pour se donner de la culture et du crédit : beaucoup des noms qu'il cite – en fait, à peu près tous ceux parmi ceux que j'ai lus (et plutôt feuilletés que lus tant leur vanité fut pour moi dès le commencement évidente et confinant à la nullité) – sont pour moi des docteurs abstraits et inconséquents, et probablement conscients de leur imposture.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant