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Le lendemain.

Ça n'a pas manqué : évidemment, la direction de l'établissement m'a convoquée en urgence, et je me suis très vite retrouvée dans le bureau de monsieur Gravière. Merde. Je vais devoir me justifier.

Maintenant, je me suis installée à la chaise qu'il m'a désignée, et je me tiens prête à défendre mon point de vue.

Il vient de faire le tour de l'office, après avoir fermé la porte à double tour, et il s'installe dans le fauteuil de son bureau, l'air passablement soucieux. Il a un visage très dur, mais aussi inquiet, et il évite de me regarder. Comme s'il avait peur de moi.

Finalement, après une dizaine de secondes de tension, il me regarde un instant, comme s'il ne m'avait jamais vue et qu'il s'adressait à une étrangère. Ce qui me fait peser sur mes épaules un poids invisible. D'une lourdeur éreintante.

Au bout d'un moment, il parle enfin, sa barbe de trois semaines parfaitement taillée sur son visage luisant dans la lumière de la pièce, et ses doigts en constant mouvement trahissant une panique à peine maîtrisée.

— Qu'avez-vous fait, dans la salle de conférence ?

Je prends quelques secondes pour répondre ; j'ignore s'il sait ce qu'on a précisément fait à l'intérieur. Il cherche sûrement à savoir si on a fait quelque chose d'illégal, je veux dire, de criminel. Il n'en a probablement rien à faire qu'on se soit embrassés à un endroit interdit. Il cherche des trucs graves.

Je me demande s'il pose la question pour m'obliger à être honnête.

— On voulait passer un peu de temps ensemble... dis-je en essayant de garder une voix neutre.

Il me fixe avec insistance. J'ai l'impression qu'il essaie de voir en moi une victime, qu'il faut sauver, plus que de me voir comme la femme d'un criminel.

— Vous a-t-il poussée, à y aller ?

— Non...

Un instant de silence. Il reprend :

— Vous a-t-il séduite, de manière insistante ? S'il vous a fait le moindre mal...

Je réponds, pour protéger Ethan :

— Non, c'est moi qui ai essayé de le connaître, je vous le promets.

J'ajoute, quitte à jouer franc-jeu :

— Je suis allée lui parler, souvent, il s'est ouvert parce qu'on s'entendait bien, et on a commencé à s'apprécier. On s'est découverts, c'est vraiment une relation sincère.

Sous sa barbe j'ai l'impression de voir sa bouche remuer légèrement, signe de nervosité, et il finit par me quitter un instant du regard. Comme s'il réfléchissait. J'ai l'impression qu'il croit que je suis sous l'emprise d'Ethan. Les femmes qui tombent amoureuse d'un criminel, ce n'est pas rare, c'est vrai. Mais lui ce n'est pas un criminel comme les autres. Il est doux avec moi, et il y a une sorte de fragilité en lui. Et de sensibilité.

Je le regarde, il a l'air très peu rassuré.

Il semble réellement être préoccupé par moi.

Il me fixe à nouveau des yeux, et déclare :

— Pensez-vous vraiment être capable de le tenir ?

— Le tenir ?

— Vous comprenez bien qu'un jeune homme tel que lui, qui a réussi à éviter la prison, malgré de nombreux éléments contre lui, et malgré les interventions acharnées et déraisonnables de monsieur Stone, pourrait à tout moment rechuter en s'imaginant pouvoir s'en tirer encore une fois. Vous le comprenez, n'est-ce pas ?

J'entrouvre les lèvres. Mais je ne sais pas quels mots prononcer.

Il continue :

— ... et vous imaginez bien que pour un homme tel que lui, il est très facile de vous laisser croire qu'il éprouve des sentiments pour vous.

Oh, il n'arrivera pas à me faire douter d'Ethan, qu'il n'essaie même pas.

Les yeux de Gravière s'élèvent un peu vers le plafond, pensifs, tandis qu'il poursuit :

— Je me demande même si monsieur Stone n'a jamais affronté si... manipulateur, ni même trouvé meilleur... adversaire à sa taille, dans ce domaine-là. Mais... peu importe.

Mes lèvres se pincent. Qu'est-ce qu'il fait, là ? Il essaie de me faire douter pour que je m'éloigne d'Ethan ? Ça ne va pas marcher.

Il pose enfin l'ensemble de ses doigts sur la table, et ajoute, en me regardant à nouveau :

— Monsieur Sroth a énormément de capacités, et je vais être honnête avec vous, qui pourraient lui ouvrir un bel avenir. Il est bien dommage qu'il les mette au service de causes particulièrement mauvaises. Si votre relation pouvait lui permettre de s'améliorer, et de le comprendre, ce serait évidemment très bien. Mais j'ai bien peur qu'une jeune fille comme vous ne soit pas préparée à quelque chose comme ça. Et notamment, à lutter contre la haine qui lui ronge le cœur, une haine qui lui occulte la raison, et la moindre lucidité. Votre amour ne suffira pas.

Je me mords très légèrement les lèvres, de nervosité. Ma bouche trahit mon trouble.

Je murmure :

— Il m'a protégée et sauvée un nombre incalculable de fois... je crois que c'est quelqu'un de bien, au fond.

— C'est compréhensible, bien sûr.

Il semble toujours aussi rigoureux, mais moins dans l'optique d'une interrogation musclée. Il précise néanmoins :

— Ne vous laissez pas influencer par votre compagnon. Gardez l'esprit clair. Je ne vous dis pas ça contre vous. Mais pour vous. C'est un jeune homme intelligent qui l'emploie mal, cette intelligence, et je ne peux malheureusement pas lui faire totalement confiance. Cela me rassure toutefois que ce soit vous qui ayez souhaité faire connaissance avec lui, et qu'il ait préféré garder ses distances dans un premier temps. C'est respectueux de sa part, il ne souhaitait pas vous attirer d'ennuis.

— Vous pensez que si c'est lui qui était venu vers moi, c'est parce qu'il aurait eu des mauvaises intentions ?

— Je ne peux pas me permettre de lui faire pleinement confiance, répète-t-il d'une voix froide.

— Quelles mauvaises intentions aurait-il pu avoir ?

— Vous utiliser, pour une raison ou une autre, je ne sais pas. Vous user comme alibi.

— Il n'a jamais vraiment parlé de lui. Maintenant que je le connais mieux, je pense qu'il n'a simplement pas trop envie de ressasser ça...

— Cela n'est pas très étonnant.

La Panthère de LumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant