Le décor, c'est le fantasme de caste qui nous innerve d'abord, ensuite et sans cesse, c'est le conditionnement mêlé de réalités omniprésentes contribuant à nos visions, c'est ce qui, dans notre environnement, nous attache à une morale qui paraît transcendante et indéniable parce qu'un mode de vie nous semble prédestiné et pousse à un paradigme d'actions et de pensées cohérentes. Le décor est tissé de préjugés, mais c'est un canevas difficile à ignorer, parce qu'il module le monde où nous naissons et grandissons, qu'il est confirmé de tous nos témoignages interprétés en une direction, et qu'il est établi non comme la version parcellaire du monde mais comme le monde objectif à travers le fragment où nous évoluons. Chacun de nous est victime consentante de son décor, parce qu'il n'est rien d'autre à quoi, en notre innocence neuve, en notre candeur de dupés sans armes pour traverser l'illusion innombrable, en notre confort de croire toutes choses unies et sûres, nous puissions nous rapporter – peut-être que devenir sage, c'est seulement acquérir, par la cessation des chimères afférentes aux lieux de nos observations, par la terminaison douloureuse de désirs imaginaires faits comme autant de topoï confortables qui nous modèlent, l'Alternative, qui est une manière presque neutre, dépassionnée, loin de nos imbécillités rassurantes, de tirer le constat de l'Identité singulière, quand nous parvenons à nous détacher de ce qui a marqué sa possession sur nous et par quoi nous ne nous sommes jamais appartenus. Nous nous sommes épandus au préexistant, conformés aux « valeurs » apparentes de ce qui nous entoure.
Le décor est ce qui nous exproprie, ce qui nous aliène, ce qui trompe nos jugements et nous règle selon un cadre extérieur et sensible qui, pourtant pas faux, n'est cependant qu'une fraction superficielle du plein potentiel de la vérité totale et de notre individu.
Sortir, s'extirper, s'arracher du décor, c'est comprendre soi et le monde d'un point de vue formidablement extérieur. « Ah jeune homme, le décor ! le décor ! Retranchez-vous hors du décor. Vivez en vous ; ne soyez pas épars aux apparences des choses. » (page 33)
Manuel Héricourt est le protagoniste d'un décor d'aristocratie enferrée que le style de ciselure littéraire d'Adam expose avec un panache rare et gothique. C'est à la fois la couleur et l'élégance, une truculence et une parure, le décorum et la verve, tendant souvent au hiératisme et à la majestuosité – style de solennité mais fauve, de fanatisme dans une sagesse. Manuel est trop bleu d'un sang usé : attiré par les jouissances paroxystiques d'une décadence de privilégié ; il gonfle son orgueil mâle d'un intellectualisme chrétien où rien que l'Esprit doit atteindre des objectifs nobles et désincarnés. Il représente pour moi la concrète violence médiévale sublimée d'abstractions méticuleuses et insaisissables.
C'est sis dans ce décor qu'il constitue ses volontés merveilleuses, Adam lui servant un vocabulaire de presque-délire où tout est simultanément sensualité forte et retenue principielle.
La chasse lui métaphorise cette envolée-perclusion au sein de son décor : elle est son seul plaisir réussi, complet, absorbant, parce qu'approprié à sa race, légitime, et fusionnant le corps et l'esprit. Il communie avec la terre, se grise de sensations de pleine vitalité extraites d'un loisir brutal, il domine la bête traquée et celles qui accompagnent sa joyeuse et enivrante prédation, il maîtrise la terreur et l'inutile, il se fond en un orgasme favorisé et loisible où ses fibres ataviques supposées le confortent. Il exulte d'hyperesthésie sensuelle et mentale : il est dans son décor, à fond. Il se croit placé à ce rôle sous l'impulsion d'un sang et d'une destinée. Cela, fluide et grisé, libéré, envoûté, donne :
« À poursuivre le son sans cesse dérobé, revenu, Manuel s'anime, tangue avec son cheval tendu et qui filera par-dessus herbages sillons, éteules, si vite que la terre fuyante, étourdit à voir, que les collines semblent abruptes comme des murailles où l'on grimpe, et les descentes, des parois de précipice où l'on tombe. À des détours surgissent soudain des pays autres : flèches des églises, et géants de nuages qui galopent aussi, tout gonflés d'haleine, la massue haute, à la mort de la bête enfuie au secours des pleurs éperdus des chiens. Contre le fil de la bise et dans ces orgues mugissantes du vent, la poitrine s'amplifie, absorbe la campagne, l'essence de la terre. C'est tantôt la certitude de conquête et de triomphe, et tantôt ce factice effroi de se croire poursuivi par les génies de l'air qui froufroutent haineusement aux flancs du cheval et lacèrent sa chair essoufflée. »
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.