Une information capitale, fondamentale, symptomatique, à connaître sur ce livre d'Eddy Gonzalez, c'est qu'aucun Eddy Gonzalez ne l'a écrit, bien que son auteur lui ressemble : tout y est trafiqué, compromis, adultéré, ce qui est de quelque inconvénient quand on lit un livre sur une vie. Non qu'il soit important en général de savoir si un pseudonyme a écrit, mais je trouve nécessaire, pour la compréhension du fond d'une autobiographie, d'entendre que l'auteur, sous ce pseudonyme ou un autre, n'est pas un individu, n'est pas une personne, n'est surtout qu'un personnage, s'est enferré dans un rôle sans se trouver, et n'existe en majorité que sous l'espèce d'effigies inessentielles, de représentations variées, de miroirs changeants autopersuadés, qu'il croit propres à le valoriser.
Ça ne signifie pas du tout que le livre est mauvais, notamment si l'on tient l'écrivain pour un personnage réel ; seulement, peu de vérité dans cette autofiction sinon celle d'une imposture. « Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l'auteur va écrire, c'est une parfaite sincérité » (page 222) : or, le pari n'est pas tenu, à moins d'accepter que la sincérité de l'auteur consiste justement en sa foncière insincérité. C'est en totalité l'œuvre d'un homme qui, par crainte de son vide intérieur, pose sous des drapeaux étrangers. « — Je ne t'ai jamais jugé autant que tu juges les autres. Tu redoutes le jugement des autres. Tu crois que tout n'est que jugement. » (page 325) Toutes ses recherches d'idéal comportent le cliché d'un bohème ou d'un martyr emprunté aux apparences de livres célèbres. Un schizophrène, du moins une dualité pathologique, rancuneux de son existence misérable qu'il rappelle à chaque aperçu de fortune, tient à provoquer l'attention, à occuper une place en des esprits d'un certain triomphe, à tirer sa revanche d'une souffrance complue, se fascinant des orgueils qui peuvent le mépriser, et voulant les fasciner de retour, s'appropriant leur gloire en parasite exaspéré.
Sa méthode ? Les investir par logorrhée faussement sublime ou triviale : ivresse verbale, délire qui se contemple, épate liée à une certaine facilité d'entraînement, références, bien sûr, et mondanités ou argot, tous simulacres d'une d'âme abâtardie par un permanent calcul de plaire qui est devenu un mode de vie ou plutôt une modalité de rapport social : quête du bon-mot. « Un peccatum terminalis, péché terminal, me paraissait être le point de terminaison et d'accomplissement de la pensée : ne pas perdre le langage. » (page 375) Gonzalez est un comédien-né, séduit par son jeu, quoique autodécelé par lucidités subliminales, un affabulateur complexé, un peu sadique, assez malsain – « C'est la réalisation de la suggestion qui faisait la domination, la subordination. » (page 530). Il redoute la solitude et l'inexistence, pressé par le temps, et se voit romantique éperdu, sublime, injustement négligé par un monde oublieux, en spectacle perpétuel auquel il faut un public, une audience, et aspirant toujours à réaliser un effet – « Laissant passer quelques secondes après ma belle réponse, car j'appréciais de me regarder briller » (page 365). Il ne tient toujours qu'à porter ailleurs une marque, n'importe laquelle, à commotionner, même si cela prend longtemps jusqu'à reddition-de-guerre-lasse, épuisant ses spectateurs d'un baroque impossible et finalement d'illusion déjouée, parce que l'hypocrisie toujours retournée trahit l'incohérence, et que la multiplicité incompatible des costumes confine à l'invraisemblance.
Mais la sincérité claire consiste à décevoir régulièrement par une inévitable platitude, à n'avoir pas réponse à tout, à ne pas disposer toujours du mot qui fera croire en sa polyvalente expérience : c'est ce qu'ignore Gonzalez qui suppose qu'on peut être impressionnant dans tous les milieux sans discontinuer à force de se reconvertir, invagination caméléone à dessein de se blottir en maintes compagnies valorisantes. Puis peu à peu, le soliloque s'éternise, le locuteur s'inquiète encore – « C'était ma réponse du berger à la bergère. Et je m'assurais de ne pas aller trop loin dans mes paroles et improvisations pour qu'aucune fâcherie n'émerge. » (page 600) –, il se lasse, on se fatigue, il le sent – « Elle abordait le sujet de ses cours, c'était l'instant d'ennui pour moi, nous perdions de l'intensité. » (page 344) –, car il est inévitable qu'après des heures de haute couleur verbale, les pensées se fondent en surexposition nivelante et harassante, les éclats nécessitant des contrastes pour éblouir – « Je savais que c'était impossible, que je ne pouvais pas la maintenir ainsi éternellement, que les facéties du langage finiraient par ne plus tromper. » (page 359). Alors, il faut soudain gâcher, porter le coup fatal et impromptu, lancer la répartie, la pointe qui fera aux entrailles d'autrui un heurt obscur, qui laissera son memento – « — Puis ton humeur, enfin, pour le moment ça va, mais je sais, et tous ceux qui t'ont côtoyé le savent, tu es capable sur un coup de tête de larguer n'importe quelle bombe, et d'y tasser le plus d'explosif possible » (page 360) – ; il faut estomaquer, férir net par et dans les tripes, faire du mal pour exister en quelqu'un, se sentir consister durablement par la blessure ou l'empreinte qu'on laisse :

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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.