Un panthéisme vivifiant, pratique et rural, diffuse des impressions de symbiose lyrique et sensitive, en évocations de forêt et de campagne, omniprésent, grisant et virtuose, formant partout la couleur du récit et influençant ses existences qui s'y modèlent, sous la contrainte et sous l'envie : c'est ce qui marque la succession des chapitres comme des événements d'une vie.
Roman fauve et roman des chaleurs, Un mâle inonde de ces influences primordiales qui caractérisent le rapport oublié de la nature et des hommes. À la fois une connaissance foncière des espaces sauvages et une maîtrise de l'écriture – are et art (beaucoup d'hapax) – constituent la force de cette œuvre où tout se mêle dans un appel universel envoûtant.
L'amour du braconnier Cachaprès et de la fermière Germaine relève de cette puissance : un désir incompréhensible exhalé, une jouissance vitale portée à l'excitation du plaisir, violente, irrésistible, asociale, attire sans explication une brute libre vers un corps femelle et une femme laborieuse vers un corps mâle. Il faut, de part et d'autre, pour trouver plaisir à l'accouplement qui prélude à l'amour, une constitution solide, os durs et chair fermes, garanties organiques où puisse s'ancrer la concrète et bonne saillie, sans mondanité, sans intellectualité, sans séduction compliquée, avec uniquement la confiance réciproque de deux mammifères qui échangent leurs abandons :
« C'était un vrai fils de la terre. Comme l'écorce des arbres, sa peau rude s'était durcie au soleil et au gel ; il tenait du chêne par la solidité de ses membres, l'ampleur épanouie de son torse, la large base de ses pieds fortement attachés au sol ; et sa vie au grand air avait fini par composer en lui un être indestructible qui ne connaissait ni la lassitude ni la maladie. » (page 29)
C'est cela qu'elle cherche par instinct, la sécurité exprimée de cette vigueur :
« Elle eut une perception confuse que l'amour d'un tel homme devait être supérieur à celui des rustres à face pâle et à grêles épaules. » (page 55)
Rien ne se constitue en poème, rien n'est élaboré, rien ne se calcule au commencement, et même, le dialogue, que Lemonnier utilise pour faire connaître le patois paysan et la volonté gourde, abîme toujours l'image de la relation sourde, intime, mugie en soi, induisant à la fois une dégradation et une élévation de la primitivité, de sorte que le langage révèle des humains plus idiots qu'on ne croyait et qui sacrifient une part de la bestialité qui faisait leur force – c'est pourquoi nombre de ces créatures n'ont, en cohérence, pas de nom, et c'est alors leur essence qui les qualifie sans baptême. Ainsi, un amour dense, physiologique et spontané, causé surtout par des formes physiques – un colosse et un ventre –, anime le récit, où, faute à la censure de l'époque (le livre sera partiellement interdit de vente), l'auteur ne peut exprimer la virtuosité des élans sexuels, où, malgré le naturalisme explicite et vanté par Zola, le lecteur reste toujours à l'extérieur des passions fiévreuses du rut – aucun siècle n'est décidément propice aux vérités artistes, il faut toujours dissimuler sa réalité au public –, et où manque cruellement la dimension des ébats qui parachèverait la peinture de la naturalité. On dispose de suggestions, en profusion et emmêlement d'âmes végétales et animales, tentants de synergie organique, primale, féconde, irrésistible, telles :
« Lui se sentait envahi de cette immense torpeur qui saisit la terre au printemps, comme une accouchée. Il se vautrait dans le pré avec la jouissance de bœufs cherchant le frais. Il avait besoin d'un calmant à la fermentation sourde de son corps. » (page 57)
« On entendait tinter les verres sur les plateaux portés par les servantes. Celles-ci, la robe troussée, circulaient difficilement, bousculées par l'agitation générale. Un juron leur sortait des lèvres alors, tandis que les plateaux chaviraient à moitié dans un large épanchement de liquide. Puis des poussées les prenaient en flanc. Des mains tâtaient leurs gorges, par-dessus les plateaux, et elles avaient aussi à se défendre contre des gestes plus sournois. L'échauffement des esprits se salaciait d'un peu de lubricité à la vue de cette chair mafflue qui frôlait les tables ; et à chaque verre, l'effervescence s'accroissait. » (pages 91-92)

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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.