Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du Feu

27 La visiteuse (1/3)

     — Des boyaux ou des tendons de porc, des aiguilles fines en acier, de la camomille arcane, de la menthe verte, de la lavande, de la marjolaine, de l'absinthe, de l'écorce d'arbousier, des fruits de merisier, des bandes de lin. Nos réserves touchent à leur fin, il nous faut les renouveler.

     Debout sur la scène du théâtre, Kwen énumérait une longue liste, que ses confrères ponctuaient de vigoureux hochements de tête. Onze médecins pour environ dix mille rebelles... Pourtant, jamais ils ne se plaignaient de leur travail ! Certains jours, les officines ne désemplissaient pas, au point de les obliger à transformer le théâtre en hôpital de fortune.

     Installée dans les tribunes, juste derrière l'argentier du port, Cléon observait par-dessus son épaule les chiffres qu'il alignait sur son répertoire. À côté de lui, une femme tenait les registres de doléances et coordonnait les différents groupes. Elle rayait au fur et à mesure leurs noms et appelait les suivants.

     En l'absence d'Aljinan, le port s'organisait pour préserver son mode de fonctionnement. Cependant, les conflits éclataient plus souvent et les tensions s'enracinaient, obscurcissaient les relations de voisinage. Dans la cité, tout n'était pas rose. Chacun le savait. Les rebelles se déchiraient sur de nombreux sujets : de la défense à la manière de dépenser l'argent du port. Puisqu'il n'existait pas de système monétaire à l'intérieur même de la cité, Aljinan et ses conseillers réunissaient les fortes sommes d'argents que ramenaient les pirates. Puis ils planifiaient ces réunions mensuelles afin que chacun s'exprime sur la façon de le dépenser en dehors du port. Tous ou presque. Ils en écartaient toujours Cléon.

     Mais puisque le chat n'était plus là, la jeune fille en avait profité pour s'y faufiler. Mieux encore, le siège qu'elle s'était déniché lui permettait d'étudier le travail de deux postes clefs : argentier et notaire. À travers eux, elle espérait percer les secrets du travail de son père et mieux comprendre ce monde qui dédaignait sa présence.

     Kwen et ses confrères cédèrent leur place à un homme couvert de bijoux. Un capitaine pirate. Son allure faussement négligée et le sabre à sa ceinture lui conféraient une suffisance qu'Aljinan méprisait. Cléon n'en pensait pas moins. Akhel, le capitaine du Puissant. Lui et Shiraad ne s'entendaient pas, et une compétition tacite les animait. En l'absence du capitaine de la Lame de fond, il menait la danse dans le pire quartier de Port Lumis. Une zone que Cléon se gardait bien de visiter...

     Akhel leva les bras et embrassa tout le public, un sourire séducteur plaqué sur les lèvres.

     — Messieurs les médecins ont certes grand besoin de réajuster leurs réserves, mais il me semble que Port Lumis ne s'est jamais aussi bien porté qu'aujourd'hui ! L'hygiène est irréprochable, l'hiver sera doux et clément, comme tous les ans, les greniers sont pleins, je ne vois guère de raison de craindre des épidémies ou la famine ! Si nous évitons les bagarres, si nous surveillons nos mioches, il n'y aurait pas d'accident ! Les femmes sont faites pour accoucher, il faut qu'elles apprennent à serrer les dents !

     Un grondement d'indignation parcourut la salle. Cléon contracta la mâchoire. Elle lui ferait bien ravaler sa langue ! En sa qualité de mâle, il se considérait sans doute plus important que les autres. Une solide réputation de coureur de jupon lui collait à la peau, sans parler de sa main leste... Il clamait à qui voulait l'entendre que les femmes n'étaient rien d'autres que des reproductrices stupides et vénales. Aljinan avait abrogé cette intolérable idéologie digne d'un autre pays. Pas moins de la moitié de ses conseillers étaient des femmes !

     Cléon aperçut le visage décomposé de Kwen, dans la tribune nord. Akhel frôlait souvent les limites du bannissement, et depuis le départ de son père, il s'en donnait à cœur joie !