47 Foyer amer et doux au revoir (3/3)

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     La nuit touchait à son terme lorsque le Chaos se posa à Port Lumis. Le matin grisâtre faisait pleuvoir une maigre lumière sur la cité endormie. L'océan calme clapotait contre les berges et imposait un rythme mou aux bateaux paresseux. La paix régnait sur terre, mais pas dans le cœur de Cléon.

     Les yeux rougis, elle chassait ses dernières larmes et se glissa hors de son vaisseau. D'autres engins sommeillaient, alignés le long d'une avenue qui partait de la tour alchimique. L'aérogare avait dû être détruite durant son absence afin d'amorcer sa reconstruction. La jeune fille longea la quinzaine d'appareils, en reconnut quelques-uns avec soulagement. Certains présentaient des éraflures et des bosses dû à l'effondrement de certaines parties de l'ancien bâtiment, mais d'autre paraissaient flambant neufs. Pressée de partir avec Celtica vers Nar'y, elle n'avait pas vraiment fait attention à l'état des autres vaisseaux du port...

     Épuisée et au bord de la crise de nerf, Cléon ne rêvait que de trouver un lit et s'endormir ! Ah, comme ce retour lui semblait si cruel ! Chaque forme, chaque arrête prenait un aspect aigu, coupant comme un rasoir. Les travaux allaient bon train, partout se dressaient le squelette nouveau des bâtiments malmenés, écorchés, martyrisés. Printemps précoce, partout fleurissaient les ateliers de rénovations, il flottait dans l'air comme un parfum de renouveau.

     À cette heure matinale, les rues vides lui accordaient un certain répit. Seule avec ses pensées, elle parvenait à circonscrire l'incendie de ses angoisses. Pas de question gênante, pas de jugement. Tôt ou tard, il lui faudrait présenter l'échec de l'entrevue de Jesd et de Celtica... C'était au-dessus de ses forces pour le moment. L'esprit trivial qui l'habitait ne rêvait que de pleurer, dormir, oublier la douleur. Et son ventre se mit à crier famine ! Ses pas refusèrent de la porter jusque chez elle et la menèrent tout droit au cabinet de Kwen, toujours allumé. Avec l'espoir de l'y trouver seul, elle frappa à la porte.

     Elle n'attendit pas longtemps que le médecin à la peau sombre ne se présente.

     — Cléon ! s'exclama-t-il.

     Il l'étudia de pied en cap, un pli soucieux sur le front. Les défenses de la jeune fille se fissurèrent, elle ne résista pas davantage et s'effondra en larmes dans les bras de ce second père. Elle retomba en enfance et profita de la chaleur ainsi que de la sécurité de son étreinte. Plus rien ne saurait l'atteindre, désormais !

     — Viens, entre !

     Incapable d'articuler le moindre mot, elle le suivit jusque dans la partie habitable. Un petit-déjeuner copieux, ou peut-être un dîner très tardif, reposait sur la table de la cuisine, mais le vieux médecin ne s'y arrêta pas. Il gravit l'escalier, la jeune fille contre lui, murmurait des mots rassurants. Cléon se détendait peu à peu, le son de sa voix de velours la berçait et apaisait son désespoir. Celtica n'était plus là, son père n'était plus là, son frère n'avait jamais été là. Mais Kwen, se tenait près d'elle, bien réel.

     Ils entrèrent dans la chambre qu'occupait Cléon lorsqu'elle fuyait la pression paternelle et s'assirent sur le lit. Il était toujours prêt à consoler sa visiteuse impromptue.

     — Te voilà chez toi, chuchota-t-il. Repose-toi, tu as l'air au bord de l'épuisement !

     Cléon renifla et s'allongea, la tête sur les genoux du médecin. Il lui caressa les cheveux, paternel. Enfin, elle se sentait chez elle. Amputée, malmenée, mais en sécurité. Elle repoussa sa douloureuse tristesse et les épreuves à venir. Son monde avait basculé en quelques mois, du tout au tout. Ce qu'elle croyait solide se délitait sous ses yeux sans qu'elle ne puisse rien y faire. La cité, son frère et même son père, tous lui échappaient, l'abandonnaient. Même son amoureux.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant