10 Le premier : Déicide (1/2)

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     « Un ardant désir de vivre »



     Moi qui ai trop chassé, trop tué, je sais à quel point il est nécessaire de vivre. J'ai échappé de peu à un destin tragique, un destin tout en chaînes et coups, et j'ai mené la vie que je voulais, pleine et utile. Cependant, je ne me sens pas particulièrement satisfait. Le destin que je fuyais désespérément a fini par me rattraper...



     Une forte odeur pestilentielle, un vague roulis, un goût âpre, les ténèbres.

     Ces sensations furent celle de mon premier grand voyage. Je n'étais qu'un enfant, je n'avais pas huit ans. Un enfant sur un navire esclavagiste. Mes compagnons d'infortune passaient leurs journées à pleurer et supplier, à chercher un moyen de fuir ou de mettre fin à leurs vies. Moi, je demeurais stoïque. J'observais froidement leur détresse, m'interdisais de penser. J'avais pris mes distances avec mon corps et mon esprit. Je m'étais emmuré contre les violences que je subissais quotidiennement.

     Leur malheur ne pouvait plus me toucher, leur violence ne pouvait plus me maltraiter. Ils croyaient que j'étais stupide, un imbécile qui ne comprendrait jamais rien à rien. On ne me vendrait pas très cher, si je mourrais en route, ce serait presque plus rentable. Mais j'étais déterminé à m'accrocher. À m'accrocher à la moindre aspérité.

     Au bout d'un temps qui me sembla une éternité, le bateau accosta. On nous attacha le long d'une chaîne, j'eus la chance d'être petit, et la chaîne trop courte. On ne m'ajouta pas à la file, me croyant suffisamment stupide pour suivre mes ravisseurs. Je jouais le jeu. Tel serait pris qui croyait prendre, j'étais certain de moi, et de mes capacités. Je riais au fond de moi.

     Le chef des esclavagistes nous fit monter à l'air libre. Là, le soleil éclatait dans un ciel rayonnant. Il nous aveuglait. Mes compagnons hurlaient tant l'intensité atroce les brûlaient. Ils n'étaient que des animaux que la faim, la soif, la maladie et l'obscurité avaient rendus plus docile que des moutons. Moi, j'étais entier, j'avais toute ma tête. Je fermai simplement les yeux, en attendant que la brûlure fût passée.

     Bientôt, je vis suffisamment pour aviser une cachette. Il s'agissait d'un étal. J'observais silencieusement et discrètement mes geôliers. Il n'y avait rien à craindre. Ils semblaient nerveux, et jetaient frénétiquement des regards de tous côtés. J'allais me sauver. Je ne pus réprimer un sourire de satisfaction.

     Soudain, il y eut un hurlement bestial. Les esclavagistes réagirent aussitôt, prenant arme au poing. Mes compagnons de bord se mirent à hurler à nouveau. Je me bouchai les oreilles et filai, aussi furtif qu'un chat. Je me cachai derrière l'étal et tendis l'oreille. Des bruits de métal et des cris. Des bruits de pas précipités et de chaîne. Les esclavagistes prenaient la fuite, emportant leur butin dans leur sillage. Sauf moi.

     Je me redressai. J'exultais. Libre ! Vivant ! J'embrassai l'air et laissai les caresses du soleil sur ma peau abîmée. Je vivrai !

     Je vivrai !

     Ce port où tout était possible se situait au sud de l'Arcane. Très vite, je fus pris en charge par un groupe d'hommes et de femmes aux allures savantes. Je vivais dans une grande maison avec d'autres enfants, nous avions des âges très différents. Jour après jour, nous apprenions à parler la langue commune, à lire et à écrire. Je ne me fis pas beaucoup d'amis, bien qu'ils semblassent tous m'apprécier. Le règlement était strict, et moi, je n'aimais pas obéir. Alors, à la nuit tombée, je me faufilais en dehors de la grande bâtisse et errais dans les ténèbres du port. Si les quais étaient très animés le soir, les hauteurs restaient calme et agréable, même frais l'été. C'était là-haut que j'allais me cacher. La vue sur la mer était imprenable, je voyais le grand phare et les petites lumières vacillantes à la surface de l'eau. C'était beau. C'était chez moi.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant