40 Le quatrième : Abandon (1/2)

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     « Une sordide privation »

     J'ai toujours aimé ma voix. Je la trouvais unique, belle et mélodieuse. J'avais pour habitude d'accomplir toutes mes tâches en chantant, on appréciait m'entendre. C'était la chose la plus précieuse que j'avais. Ils me l'ont enlevée, arrachée. Ils ont piétiné mes espoirs. Sans elle je n'étais plus rien.

     Pardonnez-moi.


     Je me souviendrai toujours de ce ciel gris, de cette pluie fine et froide, de ce vent qui faisait onduler les branches des arbres. Je me souviendrai toujours de ma petite main fermement emprisonnée dans la sienne. C'était un paysage triste et terne, qui me semble encore aujourd'hui dépourvu de couleurs. Je me souviendrai toujours de ce grand ensemble de bâtiments aux pierres grises et aux toits d'ardoise noire. Ils s'élevaient dans le ciel morose comme un navire fantôme, à la fois terrifiant et décrépit. Je me souviendrai toujours de cette boule dans ma gorge, de ce nœud dans mon estomac, de ce cœur que j'étais incapable de calmer. Je me souviendrai toujours de ses mots qui cherchaient à m'apaiser. Tout ira bien, me disait-elle.

     Un homme sévère dans une longue toge mordoré, entouré d'hommes et de femmes vêtus à l'identique, nous accueillit avec un sourire affable. Ils nous invitèrent dans le bâtiment principal, à l'abri de la pluie battante. J'avais l'impression d'entrer dans l'antre d'une créature malfaisante.

     Le hall conservait de nombreuses répliques de statues divines. Parfois, il ne restait qu'un socle de pierre, sans aucune sculpture à exhiber. Leur regard inexpressif m'effrayait, je m'accrochai à ma mère. Elle me sourit tendrement, mais ne s'arrêta pas. L'homme continuait de nous mener à travers l'étrange bâtiment. Tout m'inquiétait, les ombres qui s'étiraient sur les murs, la couleur terne des pierres, le plafond haut et inaccessible, le tapis mité, les colonnades austères. Des chants pesants et languissants se répercutaient contre les murs épais. Je ne comprenais aucune des paroles, à cause de l'écho trop important, mais je saisissais leurs intentions. Je ne quittai plus ma mère.

     L'homme ouvrit une lourde porte en bois et nous laissa entrer dans une pièce confortable, quoique défraichie. Un seul bouquet de fleurs décorait la petite table, elles commençaient à faner. Il nous fit asseoir sur les fauteuils pelucheux qui sentaient le moisi. La cheminée abritait une bûche incandescente qui éliminait l'humidité que la pluie printanière apportait. Il s'assit en face de nous. Je posai ma tête sur les genoux de ma mère, elle caressa tendrement mes cheveux.

     S'ensuivit une longue discussion dont je perdis très vite le fil, car je m'endormis. J'étais très jeune à l'époque. Trop jeune pour comprendre ce que je venais faire ici. Si j'avais su...

     Je me souviendrai toujours de mes larmes, douloureuses. Je me souviens de cette main qui glissait hors d'atteinte. Je me souviens de cette pression sur ma cage thoracique. Je me souviens des odeurs, des couleurs. Mais je suis incapable de me souvenir du visage de ma mère.

     Les années qui suivirent furent une suite de contrariétés, ni plus, ni moins. Ce monastère accueillait des petites filles et des petits garçons jetés en pâture à la prêtrise sans jamais leur permettre de se croiser jusqu'à la fameuse nomination de prêtre. Le concept de féminin et de masculin perdait de sa substance. Nous ne reconnaissions même plus ce qui nous différenciait. Un homme ? Une femme ? Quelle importance, après tout ? Nous n'étions pas amenés à fonder de famille. La famille, un terme vide de sens pour nommer une poignée de personnes. Des arrogants qui s'arrogeaient le droit de donner la vie. Dans la même idée, nous n'avions ni le droit de lire, ni le droit d'écrire autre choses que les hymnes et autres lieds. Ils tuaient dans l'œuf la moindre graine de créativité, étouffaient les débats. Tout pour les dieux, rien pour notre mortalité.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant