40 Le quatrième : Abandon (2/2)

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     Je revêts un long vêtement mordoré qui s'étale autour de moi. Il ne tient que par de larges bretelles sur mes épaules frêles, qui laissaient mes bras nus. Je me contemple dans le miroir. Quel sera mon paiement ? Je ne suis pas parvenu à la moindre réponse. Je laisse mes pieds nus, il serait malvenu de mettre des chaussures, si humbles soient-elles.

     Je me dirige vers la grande salle de réception, qui m'avait toujours été interdite. Les prêtres et les prêtresses du monastère y étaient rassemblés, tous vêtus de magnifiques vêtements mordorés. Certains portaient sur leur visage une étrange broderie dans la peau même, le sceau de leur paiement. Pendant que j'avance vers l'autel du sacre et le Grand Prêtre, les autres entonnent une psalmodie rapide et répétitive. Une joie sourde me porte, j'ai l'impression de marcher en plein rêve.

     De l'autre côté de l'autel, le prêtre me prend les mains, il me demande quel dieu je souhaite servir. Sans réfléchir, je prononce le nom de Niomii, le dieu-ménure des arts. La psalmodie change, des mots différents s'alignent sur une nouvelle mélodie. Un sourire étire mes lèvres, tant d'années de privations pour arriver à ce jour glorieux. On me soulève et m'allonge sur l'autel, on m'attache les bras et les jambes, on place une cale sous ma nuque pour maintenir ma tête. Le grand prêtre m'annonce alors qu'on me prendrait ma voix en guise paiement. J'ouvre grand les yeux. Je goûte peu à cette mauvaise plaisanterie. Devant ma surprise évidente, le prêtre me dit que j'avais été trop désobéissant et que je ne peux choisir ce que je souhaite offrir à mon dieu.

     Avant que je ne proteste, on me place un bâton entouré de tissus entre les dents pour éviter les blessures. Trois autres prêtres s'approchent, l'un tient une bobine de fil noir, le second une de fil blanc. Le troisième, fidèle de Niomii, porte deux aiguilles. Il associe chaque fil à son aiguille. La psalmodie se tait pour laisser place à un chant languissant. Le prêtre de Niomii entonne alors une litanie rapide. Je sens l'air tout autour de moi picoter, je sais que la magie est à l'œuvre. Ma voix... Je vais perdre ma voix !

     L'aiguille transperce la peau de ma gorge, la traverse, ressort, la transperce... J'ai mal. Je veux hurler, mais les sons se perdent dans ma bouche obstruée. Je pleure. Je ne veux pas qu'on me prive de ma voix ! Je donnerais tout, mais pas ma voix ! La douleur devient entêtante, elle va me rendre fou ! Je ne peux pas bouger, on me maintient fermement la tête, les bras, les jambes. J'ai l'impression de mourir. Non, j'ai l'impression qu'on me mène aux portes de la mort, mais qu'on m'en refuse l'accès.

     Un engourdissement terrifiant me fige la gorge. Mes cris étouffés perdent en intensité. C'est impossible. Ils ne peuvent pas me priver de ma voix. Ma voix. Ma voix ! Sans elle, je ne serai rien, elle ne me retrouvera pas, jamais ! Je ne veux pas ! Elle va m'oublier ! Je ne veux pas ! Laissez-moi ! Je ne veux plus devenir prêtre ! Je me fiche de cet idiot de Niomii, et de tous les autres ! Je veux juste garder ma voix, pour qu'elle me retrouve ! Non, non, non ! Ça ne peut pas se passer comme ça !

     J'essaye de les supplier, mais ils m'ignorent. Ils font un tapage inconfortable. Je ne m'entends déjà plus. Les aiguilles me transpercent. J'ai mal. Je supplie les dieux d'abréger mes souffrances, mais aucun ne répond à mes appels silencieux. Comment pourraient-ils m'entendre, maintenant que je deviens muet ? Qu'attendent-ils tous de moi ? Que je renonce à mon espoir fou de revoir ma mère ? Je sens mon sang couler. Mon sang à moi ! Aucun dieu ne mérite un tribut aussi lourd ! Qui sont-ils ? Qui sont-ils pour me brimer ainsi ? Ai-je donc vécu que pour leur apporter la joie de ma souffrance ?

      — Précisément.

     Je sursaute. Qui parle ? Qui ? Montrez-vous ! Je tourne mes yeux sur le côté. Un homme monstrueux, qui porte en guise de bras d'énormes pinces de crabe, se penche sur moi. La chitine de son buste musculeux luit d'une lueur bronze. Je détourne le regard, j'essaye de prévenir les prêtres. Mais ils ne m'entendent pas. Je pleure, je m'agite. Rien n'y fait. Je veux qu'il s'en aille, qu'il ne s'approche pas de moi. Il est si laid, si monstrueux ! Et sans ma voix, personne ne peut me défendre.

     L'affreux tourteau saisit mon visage dans sa pince droite. Son visage est sévère, rigide, comme figé dans une éternelle expression d'autorité. Je ne veux pas qu'il me regarde. Il me dégoûte, il me perturbe. Comment un tel monstre a pu entrer ici ?

     — Ne m'insulte pas ! rugit-il. Je pourrais être ton seul sauveur.

     Il me lâche et me gifle sèchement. Je respire fort, je n'entends même plus la cacophonie religieuse des voix.

     — Je suis Cancer, ton démon.

     Que veut-il dire ? J'ai suivi une vie irréprochable, que...

     — Je ne suis pas le fruit des travers humain, ricane-t-il. Ce sont tes irréprochables dieux qui m'ont donné naissance. Écoute-moi, ces imbéciles ne peuvent me voir, mais j'ai répondu à ton appel. Il te reste deux options. Soit je m'en vais comme je suis venu, et je te tue à la fin de leur rituel pathétique, soit tu me laisses te sauver et endurer cette douleur à ta place.

     Que cache un tel marché ? Comment peut-il me sauver si les autres ne peuvent le voir ? Et ma voix ? Qu'adviendra-t-il de ma voix ? L'ai-je perdue à jamais ? Que me veut-il ? Que veut-il que je fasse ?

     — La vie, ou la mort !

     La vie ! Assurément, la vie ! Je ne veux pas mourir, je ne veux pas ! Je veux revoir ma mère, elle me manque terriblement. Cancer me caresse doucement les cheveux et disparait. Et le noir s'abat en brisant ma douleur.


     À mon réveil, ma première réaction est d'articuler quelques mots. Mais ma gorge est comme paralysée. Aucun son n'en sort. Je touche mon cou, un tissage étrange m'étrangle. Je suis toujours allongé sur l'autel cérémonial. Je me lève. Plus un bruit autour de moi. Je sors de la pièce, traverse le grand hall d'un pas lent et difficile. J'ai mal partout. J'entends des voix à l'entrée, je reconnais celle du Grand Prêtre. Quant à la seconde... Mon cœur fait un bond. Je me précipite, glisse et tombe. Je gémis silencieusement, quelle horrible sensation !

     Je me relève et me dirige vers la porte d'entrée, grande ouverte. Il fait beau et le soleil inonde les lieux de sa lumière dorée. Le Grand Prêtre se tourne vers moi, me sourit. Il semble fier, je me demande bien pourquoi. Je l'avais tant fait tourner en bourrique. La dame face à lui tient la main d'un jeune enfant qui me regarde avec froideur. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne l'aime pas. La dame lâche sa main et s'avance vers moi. Elle touche mon visage, elle ne semble pas me reconnaître. Si je pouvais parler...

     Elle me prend dans ses bras, prononce mon nom. Doucement d'abord, puis avec force. J'ai envie de pleurer, de remercier ce mystérieux Cancer. Je l'ai enfin retrouvée !

     Elle dit qu'elle est heureuse.

     Heureuse ? J'ai perdu ma voix, mon seul trésor, et elle est heureuse ? Cette rencontre, qui aurait dû être un enchantement bascule au cauchemar. J'ai tant enduré, j'ai tant espéré, j'ai tout perdu ! Et le plus drôle, c'est que je ne peux même pas le lui dire ! Elle est heureuse ! Heureuse de savoir que j'ai souffert ! Haha ! Haha ! Haha !


     Altarf, devenu le Cancer, tua tous ceux qui se trouvaient dans cette pièce.

     Aveuglé par mon pacte au prix sévère, je pris la vie de ma chère mère.

     Au milieu de cet imbroglio de souvenirs qui n'étaient pas les miens, mais ceux de mes victimes,

     il me rencontra, lui, Sabik, à qui rien n'échappe.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant