15 Le chef de Port Lumis (3/3)

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     Celtica grimaçait à chaque fois que l'aiguille perçait sa peau. Aljinan n'avait pas été tendre avec lui, les fils s'étaient rompus. Kwen travaillait vite, aussi précis et adroit qu'une couturière. Avec ses lunettes fines sur le bord du nez, il ressemblait à un grand-père. Le jeune homme se concentrait sur cet accessoire pour oublier la douleur. De temps à autre, les râles inconscients de Cléon résonnaient sinistrement et brisaient le silence pesant. Le jeune homme n'avait pas compris ce qui lui était arrivé, puisqu'il évoluait lui-même dans un état de semi-conscience, mais il espérait qu'elle ne souffrait pas dans son sommeil.

     Vlad et Fédra observaient le petit médecin, sans un mot. Le surveillaient-ils, ou était-ce le signe de leur grande fatigue ? Dans tout les cas, ils paraissaient absents, hébétés. Ils ne lui avaient encore rien dit, ce qui ne faisait qu'accroître son anxiété.

     — Vous devriez aller prendre un peu de repos, tous les deux, leur dit Celtica.

     Ses amis échangèrent un regard.

     — T'es sûr que ça ira ?

     — Je suis en sécurité ici, et vous m'avez l'air épuisés.

     — Ce sera bon aussi pour Cléon de limiter le nombre de personne ici présente, ajouta Kwen. Et puis, même les plus acharnés des opposants d'Aljinan respectent ce lieu, vous n'avez donc rien à craindre pour votre prince.

     Le calme du petit homme avait quelque chose d'apaisant, de feutré qui inspirait tout de suite confiance.

     — Très bien, mais tu ne bouges pas d'ici, ordonna Vlad. Si j'apprends que tu es parti te promener dans cet état...

     — Oh, il ne bougera pas, assura le médecin. Je vais lui administrer un médicament qui le fera dormir un peu.

     — Je ne veux rien.

     — Ici, c'est moi qui décide de ce que vous voulez ou non ! Votre corps à besoin de récupérer, et cette blessure ne vous laissera pas tranquille. C'est fini, rhabillez-vous.

     Alors que Celtica remettait sa chemise, Vlad et Fédra discutaient de son état de santé. D'après Kwen, il récupèrerait vite, mais pourrait garder une cicatrice. Triste souvenir de son échec. Après avoir chaleureusement serré la main du Lumissien, le marquis et la Walkyrie sortirent. Étrangement, l'atmosphère parut tout à coup moins lourde au prince. Il les adorait, mais leur mine inquiète était insupportable. Il se sentait responsable de l'état de leur amie, couchée derrière le rideau, et être le centre de leur attention le mettait mal à l'aise.

     — J'ai entendu dire que la noblesse au Brasier appréciait le thé, et j'en ai justement un peu, qu'en dites-vous ? Il n'est certes pas aussi raffiné que chez vous, mais il pourrait vous réconforter un peu.

     Celtica acquiesça. Cela faisait longtemps qu'il n'en avait pas avalé. Depuis qu'ils avaient quitté la frontière arcanne, en fait. Le breuvage n'avait pas été à la hauteur de ses espérances, trop fade et éventé. Kwen avait dit vrai, depuis quelques années, le thé était à la mode à la cour. Il disparut derrière la porte qui conduisait à sa maison, laissant le jeune homme seul.

     Le prince effleura son flanc, là où se trouvait sa blessure. Il souffrait, mais c'était encore supportable. Le médecin lui avait appliqué une pommade froide qui l'avait engourdi. La douleur restait pour le moment lointaine, comme un vieil écho. Mais dès que les effets de l'onguent se seraient dissipés, elle reviendrait le harceler avec plus de vigueur encore.

     Il chassa ces pensées et se leva tout en prenant bien garde de ne pas faire de gestes trop amples qui réduiraient les efforts de Kwen à néant. Il se glissa derrière le rideau et s'approcha de la jeune fille. La couverture remontée sur sa poitrine laissait ses bras et ses épaules nues, et il put constater son état pitoyable. La peau de son bras droit était grise, du bout des doigts jusqu'au cou, un pansement qui rougissait à vue d'œil lui avait été apposé autour du coude. Sa poitrine se soulevait par saccade.

     Celtica serra sa main valide dans les siennes. Il s'étonna de sa froideur, en dépit de la sueur qui ruisselait.

     — Que t'a-t-il fait ? souffla-t-il, la gorge serrée. Qu'est-ce que tu as ?

     — Elle est gravement malade.

     Celtica se retourna pour voir Kwen installer une chaise près de lui et l'inciter à s'y asseoir. Ce que le jeune homme fit aussitôt, incapable d'assimiler cette nouvelle information. Le petit homme en prit une seconde, la posa près de lui, puis apporta deux tasses fumantes.

     — Gravement malade ? Que voulez-vous dire ?

     Kwen soupira.

     — Elle n'a rien dit pendant tout ce temps, n'est-ce pas ? À vrai dire, ça ne m'étonne pas.

     Il marqua une pause durant laquelle il posa sur la jeune fille un regard tendre, teinté d'une certaine tristesse.

     — Elle souffre d'une maladie extrêmement rare, depuis toujours. Une forme d'hémophilie, que je n'ai jamais rencontrée chez personne d'autre. La moindre blessure, le moindre choc la condamnerait à mort. Là, elle nous fait une belle hémorragie et lutte contre une fièvre très violente. J'ai été obligé de lui inciser l'intérieur du coude pour évacuer le sang qui s'est accumulé sous sa peau, parce qu'il y stagne et l'empoisonne. C'est ce qui donne cette couleur à son bras.

      — Il n'y a pas de remède ?

     — Pas à ma connaissance. Je travaille dur à lui trouver un médicament, mais...

     La suite resta coincée dans sa gorge. Celtica sentit la bile affluer dans la sienne.

     — Est-ce qu'elle va...

     — Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l'en empêcher.

     Celtica observa son visage. Elle semblait tellement souffrir que ce sommeil ne paraissait lui procurer aucun instant de répit. Il n'osait pas la quitter des yeux, craignant qu'elle ne succombe à ses blessures dès l'instant où il se détournerait d'elle. Leur conversation de la veille lui revint avec d'autant plus de violence qu'il commençait à croire qu'il s'agissait là des ses toutes dernières paroles.

     L'idée de la perdre était insupportable.

     — Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit ? souffla-t-il avec plus de colère qu'il ne l'aurait voulu.

     — Il faut la comprendre, soupira Kwen. Depuis qu'on lui a découvert sa maladie, elle a perdu un à un ses amis, ses rêves, ses espoirs. Elle est toute seule. Malgré son père, malgré son frère. Malgré moi. Nous sommes sa famille, mais qu'est-ce qu'une famille peut faire d'autre que se morfondre et s'inquiéter ? Cette maladie rend Aljinan fou. Nous lui avons tout interdit. Y comprit d'aimer.

     Le prince fronça les sourcils et tourna ses yeux clairs vers le visage marqué du médecin. Il exprimait une sorte de tristesse, mais aucuns remords. Une vague de rancœur monta en lui. Il comprenait enfin le sens de ses mots énigmatiques !

      — Comment avez-vous pu...

     — Si elle aimait un homme, poursuivit le médecin, elle finirait par succomber à ses charmes. Et la nature poursuivra son œuvre. À terme, elle finirait par accoucher... et en mourrait.

     Sa voix se brisa, il se passa une main sur son visage. Celtica serra celle de Cléon, qui restait inerte.

     — Comment pouvez-vous le savoir ?

     — Vous ne savez rien des femmes, n'est-ce pas ?

     Celtica s'empourpra et se tourna à nouveau vers la jeune fille.

     — Je sais... certaines choses.

     — Alors vous devez comprendre que le simple fait d'être une femme la tuera, un jour ou l'autre.

     Le prince se redressa d'un coup, frappé par une idée.

     — Ce qui veut dire que cette fièvre... est régulière, n'est-ce pas ?

     Le médecin acquiesça doucement et avala une gorgée de thé. Celtica comprenait à nouveau beaucoup de choses. Elle n'était pas tombée malade pendant leur voyage, elle l'était déjà ! Et elle ne leur avait rien dit ! Jamais ! Elle... Pourquoi ? N'avait-elle donc pas confiance en eux ? En lui ? Il l'aurait protégée, il aurait été plus vigilant !

     Amer, Celtica commença à boire son thé.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant