08 La frontière (3/3)

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   Cléon étendit la dernière chemise qu'elle avait plus ou moins maladroitement lavée, et contempla son œuvre avec une certaine satisfaction. Elle s'était également occupée du linge de son compagnon de voyage, d'ordinaire, c'était lui qui s'en chargeait, pour d'obscures raisons. Pour une première fois, elle trouvait qu'elle ne s'en était pas trop mal tirée. À la maison, c'était son père ou son frère qui la faisait, ainsi que toutes les tâches ménagères. En fait, elle n'avait rien le droit de faire, à cause de sa fichue maladie. Alors cette petite lessive était sa nouvelle petite victoire !

     Elle regarda l'état déplorable de ses mains, rouges et couvertes de cloques, ses ongles abîmés par le voyage. Mais pas la trace de la moindre plaie, ce qui la rendait presque folle de joie. Finalement, elle n'était pas aussi inutile ! Certaines pièces demandaient une réparation, mais la couture dépassait de loin ses maigres compétences, et elle doutait que le prince sache manier l'aiguille. C'était déjà un miracle qu'il sache faire la lessive...

     Elle s'installa sur le lit, et observa la petite fiole de parfum que le jeune homme gardait précieusement dans ses affaires. Ce liquide devait coûter une sacrée fortune ! Il avait dû l'avoir cachée sur lui le soir où il avait été contraint de fuir le château infernal de Faranan, sans pouvoir emporter ses affaires. Le soir où ils s'étaient rencontrés...

     Elle eut un large sourire à ce souvenir. En réalité, Celtica était son premier ami de son âge. Ou plutôt, le premier ami qu'elle parvenait à se faire par ses propres moyens. Petite, elle n'avait pas eu l'occasion de jouer avec les autres enfants. Elle n'avait pas le droit ni de courir, ni de sauter, ni de jouer à la balle. Et les poupées et autres figurines n'avaient jamais suscité son intérêt. Les filles se moquaient d'elle, et les garçons l'évitaient un temps... jusqu'à ce qu'elle grandisse et obtienne son corps de femme. Un corps qu'elle maudissait plus que tout, et qui la tuerait un jour.

     Mais même maintenant, elle était souvent très seule. Désormais, les uns et les autres la méprisaient pour son arrogance, qui n'existait que dans leur imagination. Et lorsque des jeunes gens venaient la courtiser, ils étaient tous brutalement éconduits par son père, son frère, et tous leurs amis. Elle étouffait, littéralement, au port.

     Chassant ces mauvaises pensées, elle ouvrit avec toutes les précautions du monde la petite fiole pour sentir l'entêtant parfum qu'il renfermait. Il s'agissait d'une fragrance assez forte, mais loin d'être déplaisante. Du pin et de la menthe poivrée. Une odeur bien masculine. Le flacon était encore quasiment plein, Celtica s'en servait relativement peu, et lorsqu'il le faisait, il ne se l'appliquait que par petites touches dans le cou et sur les poignets. Elle l'avait déjà vu faire. Il était d'ailleurs amusant de le voir s'occuper de lui ainsi, elle ne l'aurait jamais cru aussi soucieux de son apparence. Il avait raison, ce parfum lui allait bien.

     Des éclats de voix au rez-de-chaussée l'intriguèrent, elle referma la fiole et la glissa dans sa poche en se rendant à la porte, qu'elle avait fermée à clef avant qu'elle ne fasse sa toilette, pour être sûre que personne ne la surprendrait. Elle colla son oreille au bois épais, mais les sons ne lui parvenaient que de façon étouffés, elle ne comprenait pas de quoi il s'agissait. Elle entrouvrit la porte, cédant à la curiosité.

     — Je vous en pris, implorait la tenancière, personne ne répond à votre description ! Il n'y a presque que des femmes sans histoire dans cette maison !

     — Presque, comme vous le dites ! répondit un homme. Cacher un rebelle est passible de la corde !

     — Mais je ne sais rien de cet Aljinan ! C'est une maison respectable, fidèle au roi !

     — Et si c'est vraiment le cas, vous n'aurez rien à craindre. Fouillez toutes les pièces, sans exception !

     Alors que la tenancière se lamentait, des pas lourds faisaient grincer les escaliers. Cléon referma la porte et tourna à nouveau la clef. Elle était faite comme un rat ! Les soldats se répandaient dans tous le couloir, frappaient à toutes les portes, s'acharnaient à enfoncer celles qui ne s'ouvraient pas. Des cris affolés retentirent, l'effroi et le chaos s'invitaient dans chacune des chambres. Les hurlements lui glaçaient le sang.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant