29 Le crépuscule d'une époque (1/3)

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     Le Chaos traversa le toit ouvert et se glissa dans une alcôve, la dernière du plus haut ponton. L'aérogare de Port Lumis, en partie construite sur l'eau, se hissait sur trois niveaux où les vaisseaux s'entreposaient les uns à côté des autres. Elle ne recevait plus d'engins commerciaux depuis le début de la rébellion. Par décret royal. Cependant, ces mêmes commerçants trouvaient toujours un moyen d'écouler leur marchandise ici, en général par voie maritime.

     Aljinan sortit de sa créature de métal et de bois, jeta un œil aux emplacements alentour. Vides, pour la plupart. Les pirates partaient en chasse les uns après les autres, pour le bien de la cité. Les activités illégales rapportaient beaucoup, et nuisait au royaume. Port Lumis s'enrichissait, l'Arcane dépérissait. Depuis plus de vingt ans, les Lumissiens dansaient sur une corde raide, émoussaient la patience de Jesd. Il ne tarderait plus à lancer ses représailles, maintenant que Faranan prenait du bon temps au Brasier. Il avait été très utile pour dissimuler les gains de la cité aux uns et cristalliser les revendications des autres.

     Cette époque voyait son inéluctable fin approcher. Il faudrait penser alors différemment, proposer de nouveaux modèles. Arkh avait raison. Aljinan, un utopiste qui courrait après ses rêves... Et quand bien même ? Tant qu'il respirait, il lutterait. Pour la liberté, pour l'égalité. Ce n'était pas facile, loin de là ! Mais impossible, il ne le croyait pas. Port Lumis fonctionnait, malgré les frictions, malgré la diversité. Ici, chacun recommençait une vie, à condition de renoncer à la précédente. Famille, richesse, coutumes... Tout devait disparaître.

     C'était mourir pour renaître.

     Cette contrainte cimentait la cité : on composait les poèmes en langue commune, on s'affranchissait des relations hiérarchiques, on abandonnait sa fortune. On s'en remettait à son voisin, on unissait ses efforts. Depuis l'instauration de ces règles, Aljinan n'avait constaté aucun débordement, ni d'excès. Petit à petit, les rebelles embrassaient une façon de vivre inspirée des Nâémois, plus libre, plus égalitaire.

     L'imberbe descendit les échelles qui le séparaient du plancher des vaches. Les hommes et les femmes chargés d'entretenir le bâtiment et les machines le saluèrent à grands renforts de cris et d'accolades musclées. Il ne répondit pas à leurs questions, ce qu'il avait fait à Térrà Nâèm ne concernait que lui. Les Anciens comptaient sur lui, et il lui fallait respecter sa parole.

     Mais pour le moment, il brûlait de retrouver sa fille.

Le soleil paresseux atteignait son zénith, l'imberbe prit alors la direction des quais, où se trouvait le Goéland moqueur. Tout le long de son parcourt, il reçut des vivats, des marques d'estimes. Le nombre de ses détracteurs semblait avoir fondu comme neige au soleil. Aljinan ne s'y trompait pas, ils se dissimulaient dans l'ombre et scrutaient chacun de ses mouvements, en vue de la prochaine joute. S'il avait le temps, il leur livrerait une bataille digne de ce nom. Mais le temps était un luxe dont il ne jouissait pas.

     Les embruns familiers l'accueillaient en vieux amis. Leur odeur, bien différente de celle de Térrà Nâèm, lui rappelait que son foyer résidait bel et bien ici. Il ne permettrait pas à son projet ni à ses rêves de tomber à l'eau. Ce havre de paix, ses concitoyens l'avaient gagné à force de sacrifices. Oh oui, de nombreux sacrifices !

     Le Goéland moqueur se présenta à lui, hospitalier et souriant. Le patron fumait son tabac en toute quiétude, adossé à son établissement. Rien ne le touchait jamais ! Qu'il pleuve ou qu'il vente, il prenait la vie comme elle venait, sans s'inquiéter de l'avenir. Aljinan ne l'avait jamais vu préoccupé. Ni agité, d'ailleurs. Ce flegme à toute épreuve confirmait ses compétences de gardien pour sa fille. Son affaire souffrait peu des querelles qui divisaient parfois les Lumissiens. Cléon ne saurait se trouver plus en sécurité qu'ici, où ses partisans et ses lieutenants se réunissaient autour d'un repas.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant