20 Le deuxième : Ire (2/2)

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     C'est un jour de plein été, très ensoleillé. Il fait très chaud, mais je ne renonce pas à travailler. C'est trop important. Mes filles jouent avec d'autres enfants à l'ombre d'un saule, ma femme tisse et bavarde avec d'autres épouses. Je souris et reprends mon œuvre. La terre est sèche, dure, il est difficile d'arracher les mauvaises herbes.

     Je me relève et m'étire. Comme j'ai mal au dos ! Ma gorge sèche me fait mal, je rejoins les femmes pour boire un peu d'eau et discuter avec elles. Nous échangeons quelques plaisanteries au sujet d'un des jeunes hommes qui allait bientôt se marier. Il faut que je réfléchisse à la prochaine maison que nous construirons. Où la bâtir ? Peut-être près du ruisseau... Oui, je pense qu'un nouveau couple pourrait s'y plaire.

     Je retourne dans les champs, donne quelques ordres. Ils travaillent bien, mais ils ont tendance à se disperser. Avant que je me remette au travail, mes filles courent vers moi, en riant. Ma cadette tient quelque chose dans sa main, un petit animal peut-être. Je m'accroupis et regarde ce qu'elle me montre. C'est un petit lézard brun effrayé, je peux voir ses flancs se soulever à un rythme élevé. Elles me disent qu'elles l'ont attrapé près de la maison, je suis partagé entre la consternation et la fierté. Je leur prends le petit animal et le relâche, puis attrape mes filles et les embrasse. Elles rient.

     Soudain, un bruit de tonnerre fait bondir mon cœur. Je me relève et scrute l'horizon. Mes amis l'ont aussi entendu, impossible de manquer un tel vacarme. Malgré la chaleur, mon sang se glace. Je ne tarde pas à constater la débâcle de notre armée. Là-bas, à la lisière de la forêt, une ligne rouge feu. Elle s'approche, lentement, mais le bruit des sabots annonce un présage funeste. Je serre mes enfants contre moi. Je veux les renvoyer auprès de leur mère, mais ils sont déjà là.

     L'un d'eux, sans doute leur capitaine, porte une armure magnifique, décorée de flammes et d'un écusson qui représente une créature fantastique. Sans doute les armoiries du nouvel empereur. Il porte une moustache et un bouc bien étranges, très effilés. La mode de ce jeune pays ? Il s'approche de nous sur son cheval gris, fait des gestes en direction de ses hommes qui nous entourent. Mes amis se rapprochent de moi, je peux sentir leur peur. Je pousse mes filles derrière moi. Je ne sais pas ce qu'ils veulent, mais je protègerai mes enfants.

     Il s'adresse à nous dans son dialecte, violent comme une cascade. Je ne le comprends pas. Je veux juste qu'il parte. Comme nous ne réagissons pas, il claque la langue et se tourne vers un homme qui s'avance un peu. Le capitaine parle, il répète. Les barbares exigent qu'on leur fournisse de la nourriture et un logement. Me portant porte-parole du groupe, je refuse. Je ne trahirai pas notre roi ! Ma réponse ne lui plaît pas, il se tourne vers ses hommes et les met en marche. Vers nos maisons ! Non seulement ils saccagent nos champs avec leurs lourds chevaux de guerre, mais ils veulent en plus nous piller ?

     Je pousse un hurlement, saisit ma bêche et fonce sur le cavalier le plus proche. Je frappe la croupe du cheval qui se cabre, et rue, et désarçonne le soldat perché sur son dos. Les choses vont très vite, les barbares se jettent sur moi, des cris, des coups, de la douleur. Le noir.

     Sang. Rouge sang. Terrible envie de sang rouge. Je me relève. Autour de moi, un spectacle affreux. Mes amis, tous à terre. Dans une mare rouge sang. Là-bas, nos épouses. Justes les ombres d'elles-mêmes. Du sang, encore, même là-bas. Je me retourne. Me fige. Mes filles, sans vie. Pas de larmes. Juste une fureur noire. Noire et rouge sang. J'empoigne ma bêche. J'ai mal. Mal ? Pas mal. Pire.

     Je boite. De la fumée s'élève dans le ciel rouge crépuscule. Ma jambe, mal. Pas grave. Des hommes. Des épées à la main. Pas grave. Je veux voir leurs têtes au bout d'une pique. Je m'avance. J'ai pas mal. Pire. Ils me voient. M'interpellent. Je lance mon bras armé. Ils basculent. Ils ne parlent plus. J'avance.

     Ils sont nombreux. Ils me voient, ils hurlent, ils brandissent leurs épées. Je n'ai pas peur. Je les veux pour mort. Douleur. Douleur rouge et noire. Ils paieront. Pas de pitié. Aucune pitié. Pas de dieu. Pas de démon. Seulement moi. Pas de colère. Seulement ma fureur. Pas de crainte. Seulement moi.

     Des gerbes de sang rouge. Douleur. Douleur. Je frappe. Ils frappent. Je ne suis même plus ici. Je ne suis pas non plus là-bas. Ils tombent. Mon bras droit ne frappe plus. Il est brisé. Pas mal. Pire. Ils paieront. Ils sont nombreux. Je ne voie aucun visage. Ils hurlent. Je ne comprends pas. Douleur. Douleur. Non. Pire.

     Ils viennent sans cesse. Combien sont-ils ? Je m'en fiche. Ma jambe gauche est brisée. Ils ne peuvent me contenir. Je ne peux leur pardonner. Ils paieront. Pour mes amis. Pour mon épouse. Pour mes filles. Pour m'avoir laissé vivant. Peur de rien. Seulement moi. Haine. Fureur. Rouge. Noire. Je frappe. Je frappe. Je frappe. Certains courent. Pas grave.

     J'avance encore. Qu'ils me brisent les bras j'avancerai ! Qu'ils me brisent les jambes, j'avancerai ! Qu'ils me brisent le crâne, j'avancerai ! Je suis indestructible. Je ne sais pas combien j'en ai eu. Je ne sais pas combien ont fuit. J'avance. Ils paieront. Mon dernier coup d'éclat. Je vous rejoindrai ensuite. Attendez-moi. Le ciel rouge crépuscule n'accueille qu'une étoile. Je serai bientôt là.

     Je retrouve le capitaine. Il tremble. Je tremble. Il supplie. Je pleure. Je ne comprends pas. Il ne comprend pas. Douleur. Non. Pire. J'ai tout perdu. Non. Pire. Je suis son malheur, à lui qui a causé le mien. Non. Pire. Je voie ses yeux. Il a peur. Non. Pire. Je m'approche. Il recule. Je gronde. Il recule. Je ne le laisserai pas vivant. Je hurle. Je cours sur lui. Je m'arrête. Je ne peux plus respirer.

     Douleur. Douleur. Douleur.

     Non.

     Pire.


     Un feu crépite dans une clairière. J'ouvre les yeux. Je n'ai plus mal, mais la mélancolie m'obsède. Vais-je revoir ma famille ? Sont-ce là les Royaumes de Mérénos ? Je n'ai jamais voulu faire le mal, mais je ne suis pas innocent pour autant. Aurai-je le droit de me reposer enfin ?

     Assis sur un tronc d'arbre à terre, un être mi-homme, mi-taureau. Il ne me regarde pas. Il reste tourné vers le feu. M'ignore-t-il ?

     —Où sommes-nous ? demandé-je plus brusquement que je ne le voulais.

     —Chez moi, fit-il laconique. Tu as causé un joli carnage, là-bas.

     —Ça ne vous regarde pas.

     —Oh que si.

     Il se lève. Il mesure presque deux mètres. Il est impressionnant. Mais je m'en moque. Si je suis mort, et bien tant mieux. Si je vis, qu'il mette fin à mes jour sur-le-champ. Je ne porte plus que de la haine dans mon cœur meurtri. Il attrape mon visage entre ses deux mains et m'oblige à le regarder dans les yeux. Des yeux rouges. Sang.

     —Tu t'es largement distingué, et j'ai besoin de toi. Tu auras une vie, mais pas d'avenir, du pouvoir mais pas de but. Je suis Taureau, je me nourri de ta colère. Tu n'as plus de passé. Vis et laisse aller ta fureur. Tu n'accompliras rien, alors hais. Hais ce monde et les dieux qui t'ont abandonné pour faire de toi ce que tu deviens à partir d'aujourd'hui !


     C'est ainsi qu'Elnath, le Taureau, vit le jour.

     Sabik le découvrira, enchaîné à sa colère, à sa haine.

     Il n'y a que lui pour me libérer de mes chaînes, même qu'un court instant.

Le Chant des Astres - Tome 1 : Le Verset du FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant