Partie 119 : les dix plaies d'Egypte

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Indécise, je sautais d'un onglet à l'autre depuis maintenant près de trois heures. Temps, énergie, sommeil, épanouissement personnel ... J'avais tout donné pour ce diplôme. J'étais parvenue à mes fins. J'avais tenu bon. Je n'avais pas laissé le doute grignoter mon esprit et détruire mes résolutions. J'avais pourtant été plus d'une fois à deux doigts d'abandonner. Je m'étais presque convaincue que tout cela n'avait pas de sens. Pourquoi me fallait-il faire plus d'efforts que les autres pour atteindre un résultat similaire ? Pourquoi passer autant d'heures dans l'inconfort et l'anxiété ? Je questionnais tout. Le moindre exercice était une épreuve dont l'issue me définissait. Étais-je aussi intelligente que les autres ? Aussi capable ? Je me souvenais alors que je n'avais pas le choix. Échouer n'était pas une option. Réussir était une nécessité. Je devais prouver que c'était possible. À moi-même, ma famille, mon quartier, au monde. Je ne pouvais pas laisser les écrasantes statistiques qui forgeaient ce système inégalitaire m'emporter. Je devais être parmi les exceptions qui aspiraient à renverser la règle. Je m'étais investie, pleinement, dans ce projet. Tellement investie que je n'avais pas pris le temps de construire la suite. Guesdes avait suscité plus de confusion que de clarté. Il m'avait bousculé et incité à quitter le connu pour le risqué. Mais cela servait-il mon projet professionnel ? Que voulais-je devenir ? Quel secteur d'activité ? Quel métier ? Avachie, l'ordinateur sur mes cuisses, je ne voulais pas repousser mes limites. Je voulais des réponses concrètes.

SMS
[Toujours bon ?]
[Toujours !]

Obnubilée par ma recherche d'emploi, j'en avais presque oublié l'heure. J'étais attendue. Je soupirais à l'idée de quitter mon lit. Encore quelques minutes... Je finis, après avoir reporté le départ à plusieurs reprises, par m'étirer et filer sous la douche. Le premier jet m'arracha un cri de surprise. J'échappai prestement à la morsure de l'eau fraîche, lâchant, au passage, quelques jurons. Je pris soin en réglant la température d'éviter le liquide glacé. Trente minutes plus tard j'étais prête à sortir et mettre de côté les réflexions qui me parasitaient le cerveau. Réflexions sur mon avenir. Réflexions sur Noah. Je rejouais depuis deux jours la même scène. Une succession d'images. Photographies d'un moment intime que je ne pensais jamais vivre. Pas avec lui du moins. Le pas déterminé qui avait nourri mes appréhensions. Le désir ardent qu'il avait fait naître d'un simple regard. La main experte qui avait touché mes traits, saisi ma nuque et enveloppé ma taille, les lèvres charnues qui avaient habilement invité les miennes à s'entrouvrir...

- Jena !

Hannah mit fin à mon égarement.

- Oui ?
- C'est pour toi.

Pour moi ? Avais-je loupé un appel ou un message me notifiant d'une visite impromptue ou d'un changement de programme ? Un rapide coup d'œil à mon telephone suffit à me rassurer. Florian était à la maison de la culture. J'avais promis d'y être à mon tour dans moins d'une demi-heure. Je m'étais engagée à accompagner ses jeunes jusqu'au concours. Je voulais m'impliquer, pour une fois, dans autre chose que mes drames personnels.

- Salut !

Il me fallut une bonne vingtaine de secondes avant d'attribuer à cette voix une identité. Hannah répondit à mon étonnement par un haussement d'épaules et s'éclipsa aussitôt. Elle avait rempli son rôle et me laissait gérer le reste. Et le reste était ... Là. À l'entrée. Taille moyenne, poitrine et hanches généreuses, nez épaté, lèvres très fines, yeux agrandis par un fard à paupière savamment travaillé, cils sublimés par quelques couches de mascara.

- Trop contente de te voir !

Un sentiment qui n'était pas nécessairement partagé mais je me gardais bien de le dire.

- Sherine ? Je m'attendais pas à ...
- J'étais dans le coin.

Elle se délesta de ses affaires, ramena ses cheveux bleu nuit sur le côté et s'empressa de me faire la bise.

- Je me suis dit que ça faisait super longtemps qu'on s'était pas vu. Ba du coup je suis passée te faire un petit coucou.

L'attention était charmante. Je craignais cependant qu'elle se lance dans un de ces fameux monologues et me mette définitivement en retard.

- C'est sympa mais j'allais sortir.

Déçue, elle pencha légèrement la tête en arrière, s'accouda au comptoir de la cuisine et laissa pendre dans le vide ses avant-bras.

- Oh c'est bête ! J'avais trop de trucs à te dire.

Classique. Elle pensait toujours que les gens étaient disponibles à toute heure pour l'écouter raconter ses déboires sentimentaux. Je tempérais néanmoins mon agacement en me rappelant l'attitude déplorable que j'avais eu à son égard. Je pouvais au nom de l'amitié qui nous avait un jour lié faire un effort. Je devais de toute façon me racheter pour les souffrances que je lui avais causées en lui révélant les infidélités de Marc.

- Tu peux m'accompagner si tu veux, proposai-je.
- Tu vas où ?

Peu probable qu'elle accepte. Sherine n'était pas du genre à s'adapter aux contraintes des autres. Je pris néanmoins le temps de lui expliquer le projet.

- Hum... Tu peux pas annuler ?
- Non je me suis déjà engagée à être là.
- Ba t'iras la prochaine fois.
- On compte sur moi, insistai-je.

Le rictus de contrariété qu'elle afficha ne m'avait pas manqué. Elle ne m'avait pas manqué.

- Ok.
- Ok ? , répétai-je surprise de la voir céder.
- Ouai, faut absolument que je te dise quelque chose.

Le loup dans la bergerie... Je doutais à présent de ses motivations. Et si cette visite de courtoisie n'en était pas une ?

- Quoi ?
- Je t'en parle en chemin.

Bizarre. Si elle consentait à m'accompagner c'est qu'elle jugeait l'information digne d'intérêt. Elle dégageait un enthousiasme qui me faisait craindre le pire.

- D'accord.
- Par contre je me tape pas tout le trajet.

Le sujet était donc suffisamment intéressant pour faire quelques efforts, pas assez pour s'investir davantage.

- Comme tu veux.

Je ne me formalisais plus de ses absences ni de sa faible implication dans notre relation. Elle était de ces connaissances que l'on tolère voire apprécie occasionnellement. Nous avions, par un accord tacite, accepté la singularité de nos interactions. Épars, parfois conflictuels, nos échanges provoquaient cependant un nécessaire questionnement. Nous nous poussions l'une et l'autre dans nos retranchements. J'étais à la fois intriguée par l'objet de sa visite et anxieuse à l'idée d'être accablée par une énième conversation houleuse.

- On y va ?
- C'est parti.

Mes effets personnels en poche, je claquais la porte dernière nous.

- Tu vas halluciner quand je vais te dire qui j'ai vu, embraya-t-elle aussitôt.

Mon sang ne fit qu'un tour. Je ne voulais plus savoir. Nous avions très peu de relations en commun. Il ne m'en fallait pas plus pour deviner la suite. Pas plus pour comprendre de qui elle parlait.

- Salem. J'ai vu Salem !

Qui d'autre que lui. Une des dix plaies d'Egypte. Et qui d'autre que Sherine pour porter ce message de mauvaise augure.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant