Déboires chroniques

Partie 98 : home sweet home

Sanaa n'était plus que l'ombre d'elle même. Deux faces d'une même pièce.
Pile, la joie, le bonheur d'être deux.
Face, la peine, la douleur d'être seule. Une pièce qui offre tout et reprend tout.
La voir dans cet état me retournait l'estomac. Était-ce ça l'amour ? Donner de soi. Lier son destin à l'autre. Devenir les deux doigts d'une même main. Indissociables. Puis, en une fraction de seconde, tout perdre. L'oxygène qui emplit vos poumons disparaît. Vous suffoquez. Vous cherchez désespérément à capter un peu d'air. Mais rien. Il n'est plus là. Il ne reviendra pas. J'ai quitté celui que je croyais être l'homme de ma vie. La souffrance n'en était pas moins étouffante. Quitter ou être quitté. Peu importe. Lorsque cette personne est votre monde vous n'en ressortez jamais indemne.

- À quoi tu joues Aurelie ?! , s'agaça Sanaa en constatant ma présence dans le studio de notre médiatrice improvisée.

Cette dernière ferma la porte avant que que l'une de nous ne prenne la fuite.

- C'est une intervention ! , s'exclama-t-elle.

Je plaquais un sourire sur mon visage que j'espérais chaleureux. Elle m'ignora. L'appartement d'Aurelie n'avait qu'une seule pièce à vivre et une petite salle de bain. Idéal pour une personne, beaucoup moins pour trois. Le canapé lit qu'elle avait installé permettait de transformer en moins d'une minute son salon en chambre.  L'espace bien qu'étroit était impeccable.  Vaisselle nettoyée et rangée, sol balayé et lavé, meubles époussetés... Hormis quelques vêtements dans un panier à linge attendant d'être pliés, rien ne dépassait.

- Sanaa...
- On a plus rien à se dire, m'interrompit la concernée.
- Arrête tes conneries, la sermonna Aurelie.
- Mes conneries ?! , répéta-t-elle incrédule.
- Personne ne sort d'ici tant que vous ne vous êtes pas réconciliées.

La respiration bruyante de mon amie reflétait son état. Elle était en colère. Elle était triste aussi et blessée. Mais, pour l'instant, la colère dominait le reste.

- Laisse-moi partir.
- Sanaa, parle-moi, suppliai-je.

Elle se tourna brusquement vers moi.

- Maintenant tu veux qu'on parle ? Tu ne voulais pas me parler avant de ruiner ma relation.
- C'est pas...
- Tu ne voulais pas me parler non plus à ton retour de Miami ? Il t'a fallu quoi ? Presque une semaine ?! 

Je baissai la tête, honteuse. Consciente d'être fautive. Consciente de la peine que je lui avais involontairement causée.

- Tu serais venue me parler Jena si Aurelie ne t'avait pas traîné jusqu'ici? Tu te serais excusée ?
- Oh t'abuses... Elle t'a envoyé des messages. Elle t'a appelé, me défendit Aurélie.

Pas assez. La vérité est que, comme toujours, je m'étais laissée distraire. J'aurais dû être là. J'aurais dû insister. J'aurais dû être l'épaule réconfortante dont elle avait cruellement besoin.

- Je suis désolée, murmurai-je.
- Tu crois que tu es la seule à vivre des choses difficiles ? , poursuivit Sanaa. La seule à avoir des problèmes ? Tu crois que parce que t'as perdu ton frère on doit tout t'excuser ?

Les dents serrées, la mâchoire contractée, j'essayais de contenir des larmes qui se moquaient bien de l'humiliation qu'elles m'affligeaient en roulant ainsi publiquement sur mes joues. J'avais mal. Mal au cœur. Mal de voir mon frère évoqué dans un tel contexte. Mal que l'auteur de ses propos soit Sanaa. Le visage catastrophé d'Aurelie ne freina pas mon élan. Je déverrouillai la porte, dévalai les escaliers et mis autant de distance que possible entre nous. Il y a des fissures superficielles et d'autres profondes. Si profondes qu'elles s'étendent et menacent la maison que vous vous êtes appliqué à bâtir brique par brique. Vous l'avez entretenu et elle vous a protégé des intempéries. Vous l'avez aménagé et elle vous a inondé de sa chaleur. Des odeurs, des rires, des conversations animées, des disputes, des embrassades. Des moments, des souvenirs pas loin de s'effondrer ...