Partie 120 : Narcisse

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- Quoi ?

Arrêt brutal. Les poings serrés, les pupilles rivées sur celle qui avait négligemment prononcé son nom, je contenais, non sans mal, mon agacement.

- Ouais c'est fou non ?! On était à la même soirée. J'ai pas capté tout de suite que c'était lui. Et quand je m'en suis rendue compte... Ba j'ai pas osé lui parler.

Détends-toi, m'enjoignait ma voix intérieure.

- Tu sais quand tu connais la personne sans vraiment la connaître... Ça craint de l'aborder je trouve. Mais il m'a reconnu ! Il est venu me voir. Il a demandé après toi ...

Je l'écoutais, statique. Fascinée par sa capacité à faire abstraction de tout ce qui ne la concernait pas. Hallucinée par son inaptitude à prendre en considération mes sentiments. Inaptitude ou volonté de nuire. Je n'avais pas encore tranché.

- Il voulait savoir si t'étais en couple.

La nuque raide, la mâchoire crispée, je faisais tout pour ne pas céder. Pour ne pas laisser la colère qui se propageait dans tout mon être s'échapper.

- Au fait, t'as quelqu'un ?

La vacuité de son esprit ne cessait de m'étonner. Elle qui n'avait jamais témoigné le moindre intérêt pour ma vie personnelle cherchait maintenant à connaître et divulguer une part de mon intimité à la personne que j'exécrais le plus au monde.

- C'est une blague j'espère ? , martelai-je.

Une ride troubla son front et marqua sa perplexité.

- Euh ... Non pourquoi ? Il m'a demandé ton numéro. Je savais pas trop si t'avais quelqu'un... Du coup...
- Du coup ?! , m'étranglai-je.
- Je lui ai donné.

L'estomac noué d'angoisse, la poitrine lourde, les joues et le cou en feu, je la regardais prendre lentement conscience des dégâts qu'elle avait causés. Un acte irrémédiable qui me laissait sans voix.

- Ça va ?

J'étais à court de mots. Le verbe brimé par une profonde colère. J'avais de plus en plus de mal à ronger mon frein. Était-elle stupide ? Naïve ? Machiavélique ? J'étais parvenue à coup de solides soutiens et d'acharnement à mettre fin à cette relation. À mettre de la distance entre lui et moi. Il avait pris un malin plaisir à me détruire. À faire de lui mon monde. Un monde où je n'existais que pour glorifier son ego et ignorer le mien. Un monde où je cherchais en vain à lui plaire. Je me pliais en quatre pour attirer son attention mais ne recevais en retour que son mépris. Il m'avait sollicité à sa guise et avait plus d'une fois, sans crier gare, disparu de longues semaines. Chaque phrase que je lui avais adressée avait été mûrement réfléchi. J'avais craint, au moindre sentiment partagé, qu'il me tourne en dérision, ou pire, parte et ne revienne jamais. Tout chez lui était subtil. De ces piques balancées l'air de rien. Perds quelques kilos... Prends des formes, tu es trop plate. De ces décisions qui ne m'incluaient jamais. Combien de rendez-vous annulés au dernier moment ? Par fatigue, par oubli, parce qu'il avait préféré un plan de dernière minute suggéré par ses amis. Je n'étais pas dans son champ de vision. Je n'étais même pas cette pensée fugace qui parfois vous traverse l'esprit. Je n'étais qu'une variable. Un élément que l'on sollicite pour tuer le temps ou se distraire. Je n'étais que le reflet d'un miroir dans lequel Narcisse plongeait régulièrement son regard. Je n'avais pas eu de déclic. Pas eu de moment fatidique où j'avais choisi d'arrêter de nourrir la bête. Choisi d'arrêter de me faire du mal. En un sens Salem était mon châtiment. Il était cette voix qui incarnait l'image que j'avais de moi-même. L'infime attention qu'il daignait m'accorder me mettait en joie. Elle renouvelait mon attachement et faisait taire ma mémoire. Une mémoire, qui lorsqu'il m'entraînait dans les abysses, me rappelait ses précédents écarts. Une mémoire qui cherchait à me raisonner. Elle faisait écho aux discours tenus par mes amies. Il ne te mérite pas. Cesse de t'infliger ça. Sors de là. Mets fin au cycle. Les tentatives avaient été nombreuses. Les échecs aussi. Puis à force de persistance, de dignité bafouée, j'étais parvenue à disparaître. Comme il l'avait fait plus d'une fois. J'avais brisé le miroir qui flattait sa personne. Un miroir éclaté en mille morceaux. Des morceaux qu'il ne devait absolument pas recoller.

- Qui t'a permis de lui donner mon numéro ?

L'agressivité de mon ton la désarçonna.

- Je ...
- Tu l'as fait exprès avoue !
- Quoi ? Mais qu'est-ce tu racontes ?
- Ne fais pas l'innocente Sherine. Toi mieux que quiconque sait ce qu'il m'a fait.

Elle blêmit, tritura ses cheveux et évita soigneusement mon regard.

- Oh ça va c'est qu'un numéro.

Elle balança sa tignasse en arrière, soutena sa poitrine en croisant ses bras au niveau des côtes et adopta une posture attentiste, un brin provocante.

- Ah c'est qu'un numéro ? T'as raison c'est rien. Tu sais quoi ? La prochaine fois invite-le chez moi.

Elle fronça les sourcils à la forme altérée par de nombreux coups de crayons et pince à épiler puis pouffa.

- Moi au moins je t'ai pas balancé à la gueule et en public que ton mec te trompait.

Elle avait bien cherché à me nuire. Je venais d'en avoir la confirmation.

- Tu préfères rester avec un mec qui te respecte pas assez pour t'être fidèle ?
- Tu sais ce que c'est toi que de rester avec un mec qui te respecte pas...

Une réponse acerbe qui me fit totalement perdre mon sang froid.

- C'est quoi ton problème en fait ?
- Toi, répondit platement Sherine.
- Mais si c'est moi ton problème qu'est-ce tu fous là ? T'as pas d'ami pour venir foutre le bordel dans ma vie ?

J'avais touché la corde sensible. Sherine n'avait pas d'ami. Les personnes qu'elle fréquentait finissaient toujours par la fuir. Ceux qui répondaient encore présents le faisaient par opportunisme. Je savais tout cela. Il était parfois difficile de mettre de côté la contrariété qu'elle instillait et de lui exprimer de la compassion. Irritante, egoïste, elle n'était pas facile à côtoyer. Je ne voulais pas me joindre à l'extrême majorité. Je ne voulais pas incarner pour elle un énième rejet. J'avais conscience que ses incartades exprimaient un mal être plus profond. Mais il était parfois difficile de dépasser la surface. Difficile de se montrer compréhensive. Surtout quand la concernée ne faisait pas grand chose pour mériter ces efforts. La figure décomposée de Sherine m'empêcha d'aller plus loin. Je ne voulais pas tendre l'autre joue. Je m'étais mangée assez de baffes dans ma vie pour savoir qu'accepter silencieusement son sort ne menait à rien de bon. Mais je ne voulais pas non plus être une pierre supplémentaire venant alourdir son fardeau. Parce qu'une pierre pouvait faire la différence. Tôt ou tard, la charge supportée deviendrait trop lourde. Tôt ou tard elle risquerait de l'écraser. Je ne voulais pas être responsable de cela.

- Tant pis... ce qui est fait est fait, abdiquai-je après un long silence. Je suis en retard. Faut vraiment que je me dépêche. Tu veux toujours m'accompagner ?

Le soulagement à peine perceptible que je lus dans ses prunelles suffit à valider ma décision. Celle d'ignorer le tort qu'elle venait de me causer. Je lui tendais la main et l'invitais à changer. À devenir une personne que l'on ne fuit pas. Je ne pouvais pas faire plus. Le reste dépendait d'elle.

- Un bout de chemin seulement, lança t-elle en poussant la lourde porte du hall.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant