Partie 82 : ma contribution

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- Tu as un frère ?

Lourd silence. Mon attention cherchait désespérément une distraction à laquelle s'agripper. N'importe quoi pour éviter à mes yeux, déjà embués, de me trahir.

- Issa, répondis-je d'une voix légèrement tremblotante.

Les secondes s'écoulèrent puis les minutes. Pourquoi ne parlait-il pas ? N'avait-il pas d'autres questions ? Cette réponse suffisait à satisfaire sa curiosité ? Il en a peut-être rien à foutre de tes histoires Jena. Charmante ma voix intérieure. Toujours prête à me susurrer des mots cinglants de vérité. Je couvris de mon avant-bras la partie haute de mon visage. Essuyant, au passage, les larmes qui menaçaient à tout moment de rouler sur mes joues. Un frisson me parcourut l'échine. Une caresse. Légère. Si légère qu'elle instillait le doute. Ses doigts tracèrent une ligne. De mon coude à mon poignet. De mon poignet à mon coude. Encore et encore.

- Dis m'en plus.

Le timbre de sa voix et le va-et-vient de ses caresses étaient... apaisants.

- J'ai parlé à ma mère de ses regrets.

Poignet. Coude.

- Je suis entrée dans une zone risquée en connaissance de cause.

Coude. Poignet.

- J'ai insisté.

Poignet. Coude.

- J'ai demandé à une mère qui a perdu son fils de me confier ses regrets.

Poignet.

- Tu sais ce qu'elle m'a répondu ?

Poignet.

- Que son fils serait en vie si elle l'avait protégé des dangers du quartier.

Poignet.

- Tu vois. Je l'ai fait ton exercice. Je n'ai pas peur de l'échec. J'ai peur de ne pas être assez. Tu sais toi comment on comble la disparition d'un être cher ? Est-ce que la réussite scolaire suffit ? La réussite professionnelle ? Personnelle ?

Le déraillement de ma voix interrompit mon monologue. Je sentis une présence près de moi. Très près. Epaule contre épaule. Jambe contre jambe. Un souffle chaud chatouilla mon oreille. Une main souleva ma tête et la laissa retomber sur un coussin de muscles. Effluves boisées d'un parfum qui m'était à présent familier. Il rapprocha nos corps et acheva de m'envelopper. L'avant-bras qui dissimulait ma vue reposait maintenant sur son torse. Mon front appuyé sur son menton, mon genou gauche posé sur sa cuisse, j'observais le dos de sa main. Les fines cicatrices striant sa peau ressortaient à la lumière des derniers rayons de soleil.

- Ça va devenir une habitude ... , commentai-je.
- Quoi donc ?
- Ça...
- C'est ma contribution.
- Ta contribution ? À quoi ?
- À ton changement d'habitudes.
- Je suis pas certaine de savoir vivre autrement.

Il soupira. Nostalgie, profonde tristesse, peur, colère, tendresse, surprise, désir... Je ne savais plus à quelle émotion me vouer. Je ne savais plus quoi faire. Comment réagir à ces démonstrations d'affection, à cette proximité physique ? Il avait déjà franchi la frontière mentor - ami. Était-il en train d'en franchir une autre ? Devais-je m'y opposer ? Voulais-je m'y opposer ?

- Vous étiez proche ?

Une émotion prit le pas sur les autres. Le chagrin.

- Non, chuchotai-je.
- Pourquoi ?

Bercée par le rythme régulier de ses pulsations cardiaques, hypnotisée par les entailles de sa main droite, étonnamment avide de son contact, je pris mon temps avant de répondre :

- On était jamais d'accord sur rien. Il a... Il avait quatre ans de plus. Il était beaucoup trop protecteur. Il prenait son rôle de grand frère un peu trop au sérieux.

Le cœur serré, le visage tendu, le corps rigide, je poursuivis mes explications :

- J'étais têtue. Je le suis encore. Je me suis construite dans l'opposition. L'opposition à lui surtout. On passait beaucoup de temps à s'engueuler du coup.

Le souvenir d'une de nos disputes me traversa l'esprit. Je revoyais ses traits crispés de colère. Je revoyais ses bras s'agiter. Le ton menaçant. Agacé par dieu sait quelle bêtise. Je regrettais le temps perdu. Un temps que j'aurais pu passer avec lui autrement. Un temps que je ne retrouverai jamais. Ma cage thoracique se souleva sous l'effet de cette réalité. J'avais besoin d'air. Je quittai soudainement Guesdes. Il ne résista pas. Je pris appuie, quelques pas plus loin, sur un tronc d'arbre. J'inspirai une bouffée, profonde et salvatrice, d'oxygène. Ma vision troublée par les larmes s'éclaircit. Le dos contre l'écorce, l'esprit un peu moins agité, je me retrouvais captive d'un spectacle digne d'un songe. "Cette obscure clarté qui tombe des étoiles" - Corneille, Le Cid. Une œuvre que j'avais étudiée à l'école. Une réplique qui m'avait particulièrement marquée.

- L'homme a toujours été fasciné par le ciel. Certains y voient la manifestation du divin, d'autres un espace supplémentaire à conquérir fit remarquer Noah.

Il m'avait rejoint et tâchait, sans grand succès, de dissimuler son inquiétude.

- Et toi, qu'est-ce qui te fascine ?, m'enquis-je.

Il essayait de normaliser la situation. Je ne demandais que ça. Je pensais pouvoir me maîtriser. Être capable de parler d'Issa sans avoir l'impression d'être sur le point de me noyer. J'avais certes réussi à me confier. Chose qui n'arrivait jamais. Mais je n'étais pas encore parvenue à le faire sans m'effondrer. Un jour, peut-être. Il plongea ses yeux dans les miens. Que pensait-il y trouver ?

- Les choses que je ne comprends pas.
- Ah bon ?

Il hocha la tête sans jamais me quitter du regard.

- Toi, par exemple.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant