Partie 107 : épaves

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Guesdes avait fait de cette pièce une zone de stockage. Meubles, effets personnels féminins avaient pris d'assaut l'espace. Un cadre doré négligemment posé sur une boîte capta mon attention. Une fille aux longs cheveux brun, sourcils finement dessinés, nez concave, lèvres pulpeuses, taille étroite et charmant sourire enlaçait tendrement un jeune Noah ... Une tendresse visiblement partagée. La photo accentua mon inconfort.

- Qu'est-ce qu'on fait là ? , demandai-je un peu trop brutalement.
- On pratique la confiance, murmura-t-il les yeux rivés au sol.

Je fis le tour du lieu laissant mes doigts s'attarder sur les traces d'une vie passée. Une vie où l'homme qui se tenait près de moi était joyeux, ouvert ... innocent ? Une vie partagée avec une autre. Il avait érigé un autel à l'effigie de son couple. Un espace imbibé de souvenirs.

Ecorchée vive parce que j'comprends rien au bonheur,
Car à chaque fois qu'j'y ai gouté, j'ai toujours fini en pleurs,

Les paroles de diam's relatant à la perfection ma souffrance se prêtaient aujourd'hui étonnamment bien à celle de Guesdes.

J'suis écorchée bien sûr, comment vivre autrement ?
Quand les rêves ne servent a rien à part mentir aux enfants,

J'étais plongée dans les réminiscences d'un rêve. Le rêve brisé d'un homme qui en conservait, tant bien que mal, les éclats. Cherchait-il à reconstituer les fragments d'une histoire résolue ?

Ecorchée vive, malgré moi, malgré la vie,
Car on me parle d'avenir quand je ne parle que d'archives,

La réalité dans laquelle il me plongea m'arracha à la douce illusion dont je me berçais. Que pensais-je trouver en débarquant chez lui ? Le bonheur ? La chaleur d'un amour réciproque ? J'avais fait, inconsciemment, de lui mon ancre. Je m'apercevais seulement maintenant qu'il était, tout comme moi, une épave échouée au fond de l'océan.

Ecorchée vive quand l'amour fleurte avec la routine,
Et quand allant chercher une rose j'suis tombée sur une chevrotine,

- Jena ?

La voix de Guesdes avait perdu de son assurance. Elle était presque suppliante. Je fixais, par la fenêtre, l'extérieur pour échapper à cette douloureuse prise de conscience. Deux épaves ne pouvaient pas se tirer vers le haut. Elles ne pouvaient pas révéler à l'autre les trésors qu'elles dissimulaient sous leurs débris.

Ecorchée vive quand j'dis bonjour a l'amour,
Et qu'on me dit ''c' n'est pas votre tour , veuillez passer un autre jour'',

- De quoi est-elle morte ?

Une question qui, j'en avais conscience, revenait, compte tenu du moment, à achever un homme à terre. Il fallait que je sache. Il avait décidé de se livrer. Il ne pouvait pas rebrousser chemin ou le faire à moitié. Il me fallait connaître l'étendue de sa folie.

- Suicide, souffla-t-il la voix fêlée d'émotions.

L'information bien qu'attendue me heurta par sa fulgurance. Reconnaissait-il dans mon mal-être celui d'Amane ? Était-ce ça qui nous avait rapproché ? Une façon, en s'accrochant à ma peine, de s'accrocher à elle. Je posai mon bras droit secoué de spasmes sur le dossier d'un fauteuil défraîchi.

Ecorchée comme toutes ces fois où j'ai aimé,
Bien plus que l'homme pouvait m'aimer donc je n'ai fait que saigner,

"Je connais ton genre". Une accusation qui prenait maintenant tout son sens. Mon genre. Le genre de personne dont l'existence était rythmée par des crises. Le genre à se retrouver au fin fond du trou et à vouloir y rester, longtemps. Le genre de Guesdes.

Ecorchée vive de vivre ainsi,
J'attends depuis toujours que la paix me fasse un signe,

Je n'étais pas Amane. Je ne voulais pas l'être. La peine que je ressentais venait de la perte d'un être cher, des larmes versées par mes géniteurs, de la difficulté toujours plus forte vécue par mes semblables. Je souffrais parce qu'ils souffraient. Je souffrais parce que je n'étais pas en mesure de mettre un terme à leur supplice. Je tenais à la vie aussi fort que je tenais à eux. Et jamais, oh grand jamais, je ne risquerai d'être un poids supplémentaire dans des cœurs déjà bien chargés.

- Partons.
- Quoi ?
- Je veux pas rester là, précisai-je.

Ecorchée vive car j'voulais pas te faire de mal,
Oui j'ai du manquer de tact car je n'suis pas ce genre de femme,

Je voulais mettre de la distance entre nous. Ne se rendait-il pas compte à quel point cette histoire était tordue ? À quel point il se faisait du mal ? À quel point, surtout, il se méprenait sur moi ? Je ne savais pas quoi dire, ni quoi ressentir. J'avais promis de rester dîner. Je n'en avais pas envie. Je n'avais pas envie de le voir avec Clémence ou de percevoir les reproches à peine voilés d'Agathe. Je la comprenais. Elle protégeait son frère du schéma vicieux dans lequel il s'était enfermé. Mais que pouvais-je y faire ? Arrête tout. Arrête de le voir. Arrête de lui parler. Disparais, me murmurait ma voix intérieure.

Ecorchée vive quand j'ai cette putain d'envie de fuir,

J'avais cette putain d'envie de fuir. Mais pas maintenant. Pas tout de suite. Pas quand il était à terre. Pas quand ses magnifiques yeux gris cherchaient désespérément de la sollicitude dans les miens.

Ecorchée vive dans ce grand théatre en feu,
J'affronte les flammes en jouant ma scène du mieux qu'je peux,

Je plaquai un sourire factice sur mes lèvres.

- Ta sœur et Clémence nous attendent, on y va ?

J'allais jouer cette dernière scène du mieux que je pouvais avant de m'évanouir dans la nature.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant