Partie 103 : le pouvoir des trois

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Il m'a embrassé. Devais-je m'en réjouir ? Je ne pensais pas qu'on franchirait cette étape dans un tel contexte. Je ne pensais pas, à vrai dire, qu'on la franchirait tout court. Frappée par un enchaînement "d'incidents", je ne savais plus où donner de la tête. Bien que réticente à aborder avec lui le sujet, il n'avait pas tort. Je devais traiter la plaie béante qui m'amenait chaque jour à me perdre un peu plus. S'il n'avait pas été là que me serait-il arrivé ? Si quelqu'un de mal intentionné m'avait trouvé pantelante sur ce trottoir ... Une larme se détacha de mes cils pour rouler sur ma joue. Une seule. J'enfilai un gilet et par dessus un blouson avant d'aspirer une énorme bouffée d'oxygène. Installée sur le canapé, la tête entre les jambes je ne pris conscience que tardivement du tintement de la sonnette.

- J'arrive !

Sanaa. Aurelie. Leur simple présence suffit à m'apaiser. J'étais parmi les miens, j'étais en sécurité.

- My god t'as une tête ! , s'exclama Aurélie.

Le faible sourire que je réussis à leur adresser ne parvint pas à les rassurer.

- On bouge ?
- Tu veux aller où ? , demanda Sanaa.

Je haussai les épaules.

- Ailleurs.

Je n'étais pas capable en l'état de prendre une décision. Aurélie mit fin au flottement ambiant en nous guidant dans un café à quelques mètres de chez moi. L'endroit était quasi désert. Un habitué sirotait un expresso en feuilletant son journal tandis qu'un autre, muni d'une pièce de monnaie, s'acharnait, sur un jeu à gratter. Enfin, elle initia la conversation incontournable dont Sanaa comme moi cherchions à nous soustraire.

- Vous faites la paix ?

Nous levâmes en même temps les yeux au ciel.

- Ba quoi ? Vous vous comportez comme des enfants. Je vous traite comme des enfants.

Le visage joufflu et pas peu fière de notre amie alterna entre la figure rayonnante de Sanaa et ma mine défaite.

- On est tombé bien bas si Aurélie nous prend de haut.
- Clairement ! , approuvai-je.

Nouveau flottement.

- Dé..
- C'est...

Le désordre. Cette scène ne nous représentait pas. Ce malaise ne nous ressemblait pas. Trop de jours s'étaient écoulés sans que l'une de nous ne revienne, ne brise la glace. Je craignais plus les silences que les disputes. Les mots même violents étaient l'expression de quelque chose. Contrairement au silence ils incarnaient un moment de la relation. Ils marquaient une évolution dans le bon comme le mauvais sens. Le silence sonnait la fin. Quand on a plus rien à se dire. Quand on est parti trop loin pour faire marche arrière. Implacable, il ne laissait place à rien d'autre que la résiliation.

- Oua c'est gênant, lança Aurelie.
- T'as fini de commenter nos vies ? , la bouscula Sanaa.
- Hum... Je sais pas... Vous me donnez trop de matière là.
- Continue et c'est toi qu'on va boycotter, la menaçai-je.
- Impossible ! , répliqua-t-elle aussitôt.
- Impossible ?
- Vous pouvez pas vous passer de moi.
- Euh ... Tu t'en occupes ou je m'en occupe ?
- À toi l'honneur, concéda Sanaa.

La cible de nos attaques nous agrippa le bras avant de s'exclamer :

- Ah j'aime mieux ça !
- Ok la fille est maso...
- Vous faites front commun face à l'ennemi. Quel bel exemple de solidarité !
- Tu veux pas aller nous chercher un café ? , m'enquis-je.
- Ba et le serveur ?
- Ça fait dix minutes qu'on attend..., ajouta Sanaa.
- Oh vous avez besoin d'intimité. Ok les copines c'est ma tournée !

Elle se leva brusquement se dirigea vers le bar en hélant sans aucune formalité un homme qui s'appliquait à essuyer le comptoir.

- Irrécupérable celle-là, fis-je remarquer mi-attendrie, mi-amusée.

Sanaa à court de mots se tortillait une mèche de cheveux. Je pris mon courage à deux mains. Il était temps d'enterrer la hache de guerre.

- J'ai eu tort. Sur toute la ligne. J'ai été une mauvaise amie et ta colère était légitime.
- Non... Tu ... Ma réaction était excessive, bredouilla-t-elle.

Sanaa avait certes un caractère bien trempé mais ne s'emportait jamais sans raison. Elle était juste et fiable.

- Pas du tout. Quand je repense à ce que j'ai fait... Vraiment désolée, je sais pas quoi te dire d'autre.

Les sourcils travaillés de mon amie pointaient vers l'arrête de son nez en trompette. Quelque chose la tracassait.

- T'es pas la seule fautive dans cette histoire. Ça n'allait pas depuis un moment avec Hassan. Tu voulais aider.
- Ouai j'ai appris qu'agresser verbalement quelqu'un en déballant les confidences de sa pote au passage c'était peut-être pas très aidant.

Le rire qui accueillit ma remarque contribua à détendre l'atmosphère. La rancune qu'elle avait auparavant exprimée s'était évaporée.

- Ouai ça c'était moyen. Next time laisse-moi mener mes propres batailles.

Je hochai vigoureusement la tête pour signifier mon approbation. Elle enroula un peu plus frénétiquement ses cheveux autour de son index.

- C'est à mon tour de m'excuser.

Perplexe, j'attendais sagement des explications qui ne tardèrent pas à venir :
- Pour ce que je t'ai dit... Tu sais...
- Oh ...

La remarque acerbe au sujet de mon frère. La simple évocation d'Issa me fendit le cœur et me rappela la mésaventure d'hier soir.

- C'est rien.

Je ne parvenais pas à intérioriser la tension que générait le sujet.

- Alors ?!

Sauvée par Aurelie.

- Le trio est de retour ? , nous questionna-t-elle.
- Et plus fort que jamais ! , confirma Sanaa.

Les lèvres tirées, les yeux rieurs, je recevais cette absolution avec une joie sincère.

- Le pouvoir des trois nous libérera *, conclus-je.

* formule employée dans charmed, série à succès des années 90 centrée sur trois sœurs qui luttent contre les forces du mal.

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