Partie 126 : le grand saut

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Quarante minutes plus tard nous étions toujours en route vers une destination qui m'était encore inconnue. Le silence au départ pesant puis poli était maintenant de circonstance. Les muscles de son visage s'étaient dénoués après un quart d'heure de trajet. À présent plus détendu, il pianotait sur son volant et jetait de temps à autre un coup d'œil à ses angles morts. Des routes champêtres et quasi désertes avaient progressivement remplacé la circulation bondée du centre-ville. Bercée par les mouvements du véhicule, captivée par les paysages agraires qui défilaient à vive allure, je me sentais partir. Le sommeil qui m'avait boudé cette nuit pointait finalement le bout de son nez.

- Ne t'endors pas. On est bientôt arrivés.

Il m'adressait enfin la parole. Je tournais lentement ma tête vers lui pour le dévisager. Il refusait d'en faire autant. Comment avait-il pu remarquer mon assoupissement s'il s'obstinait à m'ignorer ?

- Arrivés où ? , m'enquis-je.

Il délaissa la voie principale pour un sentier caillouteux. Les secousses m'obligèrent à me redresser et observer plus attentivement la route. Je craignais autrement d'être prise de nausées. À la jonction entre le sentier et un chemin goudronné, il s'arrêta. Il coupa le contact et expira lourdement. À défaut d'explication, je cherchais autour de moi une enseigne en mesure de justifier notre présence. Rien. Des champs, quelques maisons éparses et, un peu plus loin, des vaches qui, sous un soleil éclatant, pâturaient paisiblement. Malgré notre mésentente je ne pus m'empêcher de sourire. Un cadre parfait pour un tueur en série, me pris-je à penser. Il désigna de son index un puit situé à une centaine de mètres.

- Là, murmura-t-il en prenant un air lugubre.
- Quoi ?, répliquai-je d'une voix inquiète.
- C'est là que je me débarrasse des corps.

J'hoquetai de surprise et esquissai aussitôt un mouvement de recul. Les traits qu'il avait durcis pour se donner une allure menaçante s'effacèrent lorsqu'il s'esclaffa.

- Haha très drôle, ironisai-je.

Frustrée de m'être ainsi fait avoir je le bousculai gentiment. De sa main, il emprisonna la mienne. L'argenté de ses iris s'attarda enfin sur le cuivre des miens. Un simple regard qui supprima instamment le poids obstruant ma cage thoracique. Je ne lisais plus dans ses yeux la rancoeur et la peine que j'avais cru y déceler plus tôt. J'existais à nouveau. J'existais parce qu'il reconnaissait mon existence. Alors que j'avais cherché à lui faire admettre sa déviance je découvrais la mienne. J'étais aussi dépendante de lui que lui de mon désespoir. Un désespoir qui lui donnait une raison d'être. Il lui suffisait de m'ignorer pour que mon horizon se ferme. Depuis quand ? Comment m'étais-je retrouvée dans cette situation ? J'avais pourtant pris mes précautions. Je m'étais éloignée. J'avais refusé de succomber à son charme. J'avais bataillé pour ne pas m'empêtrer dans une histoire compliquée, pour ne pas éprouver pour un homme endommagé et indisponible ce que j'éprouvais maintenant.

- Je peux récupérer ma main ?

Il maintint quelques secondes sa prise puis accéda, non sans regret, à ma demande. Il recula son siège et déplia légèrement ses longues jambes. Le jean noir qui les enveloppait était plutôt flatteur. Il tira sur le col de son pull en cachemire avant d'en défaire la fermeture éclair. La pomme d'Adam apparente, je le vis déglutir. Je rêvais d'aplanir les cheveux blonds cendré cabrés en épis au sommet de son crâne, de caresser les cicatrices striant le dos de ses mains, de dérider son front et d'effacer cet air soucieux. Plus que tout je rêvais de le toucher.

- À ton tour, annonça-t-il en ouvrant la portière.
- Quoi ?!

Il contourna le véhicule et m'invita à occuper le poste de conduite.

- Allez !
- Euh ... Tu sais que j'ai pas le permis ?
- Je sais. Je sais aussi que tu as jusqu'à décembre pour le passer.
- Com.. ?

Les yeux écarquillés, je ne parvenais pas à masquer mon étonnement. Nous nous rendions au séminaire lorsque je lui avais, négligemment, communiqué cette information.

- Tu t'en souviens ? , soufflai-je.

Il pencha son torse vers moi. Les effluves boisés de son parfum me chatouillèrent les narines. Il était près, très près. Un bras de chaque côté du siège, il détacha ma ceinture de sécurité avant de me considérer.

- Bien sûr.

Encore une de ses évidences. Il en avait plein visiblement. Pourquoi baignais-je dans la confusion et lui dans la clarté ? De nous deux, j'étais celle qui était parvenue à mettre en mots ma peine. Lui refusait d'évoquer le passé et cherchait, paradoxalement, à le réécrire.
La proximité de son visage était une invitation que je ne pouvais décemment pas refuser. Je couvris de mes doigts sa joue gauche. Il se figea et ferma ses paupières pour contrôler sa respiration saccadée.

- Ça va être compliqué de respecter ma part du contrat si tu fais ça... , murmura-t-il.

Je me délectais de l'effet produit par ce simple contact sur lui, sur moi...

- Ta promesse, me rappelai-je.

Il m'avait promis de ne rien faire qui puisse m'être en péril ma relation avec Florian. Je devais moi aussi me promettre d'en faire autant. Je libérai sa joue. Il maintint sa position une poignée de secondes avant de se retirer et me laisser sortir.

- Prête ?

J'avalais une énorme goulée d'air, secouai mes jambes et étirai mes bras.

- Prête, confirmai-je en me glissant derrière le volant.

Il faut parfois oser. Mettre de côté ses inquiétudes. Cesser d'imaginer les pires scénarios, prendre un risque et espérer qu'il soit payant.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant