Partie 121 : sourire, que fais-tu ?

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L'idée que mon téléphone portable soit une ouverture... qu'il puisse, par ce biais, me contacter. L'idée que je puisse, par très mauvaise habitude, céder et répondre ... Un paramètre de plus à considérer dans une configuration qui ne cessait de se complexifier. Toutes mes actions généraient des conséquences imprévues. Il m'était de plus en plus difficile de manœuvrer en terrain aussi miné. Des mines installées par ma faute sur une terre initialement vierge de tout corps étranger. J'avais embarqué Florian dans une ambiguïté que je n'assumais pas ou plus... Je m'étais empêtrée dans une histoire avec mon mentor. J'avais provoqué le courroux de Sherine et donné vie, ce faisant, à mon pire cauchemar. Je ne savais plus quoi faire pour rectifier le tir. Je n'étais pas certaine de pouvoir indéfiniment nager à contre courant. Tôt ou tard les forces implacables contre lesquelles je luttais auraient raison de mes efforts et ma volonté. Tôt ou tard elles m'emporteraient.

- Ça ne te va pas, déclara Florian d'un ton plus sérieux qu'à l'accoutumé.
- Quoi ?
- Ça ... là,  ça ne te va pas.

Il pointa son index vers moi.

- Ma tête ?
- Oui.
- Euh je peux difficilement en changer.
- Il manque quelque chose ...

Le sourcil droit arqué, pensif, il m'examina attentivement.

- Je sais pas comment je dois le prendre ..., commentai-je, gênée d'être ainsi scrutée.

Il ramena sa main vers lui et se massa les tempes.

- Ah j'ai trouvé ! Un sourire ! Où est ton sourire ?

Le nez retroussé, les sourcils froncés, les bras croisés, imperméable à sa jovialité, je m'efforçais néanmoins de ne pas me terrer dans un mutisme absolu. Il n'avait rien fait de mal pour endurer ma mauvaise humeur.

- En congés.
- Déjà ? Un peu fainéant ce sourire si tu veux mon avis...
- Il a pas trop de boulot en ce moment.

Florian avait pris appui sur une chaise. Installée face à lui, sur une table de travail en mélaminé, le regard captivé par le piétement en tube d'acier laqué rouge soutenant l'assise en bois, je laissais durant quelques secondes le silence occuper l'espace avant de reprendre :

- À vrai dire il a de moins en moins de boulot.

La jambe gauche fléchie, la droite tendue, il pencha son torse un peu plus en avant. Interpellé par ma remarque, il décolla ses doigts du dossier et délaissa sa posture pour me rejoindre. Il veilla néanmoins à préserver la métaphore.

- Y a toujours du boulot !
- Pas en ce moment.
- Ah bon ? 
- C'est la crise.
- Y'a pas un secteur qui résiste à cette crise ?

Je fis mine de réfléchir.

- Pas un seul ! , confirmai-je.
- Faut relancer l'activité alors ! On va lui trouver du boulot !

Il tapa doucement son épaule contre la mienne.

- Des suggestions ? , m'enquis-je.
- Plusieurs ...

Une réplique lourde de sous-entendus, un regard appuyé, une expression partagée entre malice et séduction... son attitude  aggrava mon anxiété. Trop de paramètres à prendre en considération. Trop de distractions. Trop d'émotions pour un coeur déjà en convalescence.

- Florian je...

Je m'apprêtais à retirer un élément de l'équation. Lui. J'étais en overdose de péripéties.  Et si l'écarter c'était opter pour la facilité ? Mon inaptitude à me défaire des relations malsaines ne pouvait pas justifier cette décision. Pourquoi lui ? Pourquoi pas Noah ? Cet homme indisponible qui risquait de me faire plus de mal que de bien. La toxicité de Salem avait presque détruit mon estime personnelle. Je m'étais promis de ne plus jamais laisser la chose se reproduire. Une promesse qui était sur le point d'être rompue. Un sentiment familier infiltra à nouveau mes entrailles, s'insinua dans ma cage thoracique, enveloppa mon cou, enflamma mes joues. La colère. Suivie de près par la frustration et la rancoeur. J'avais laissé les hommes de ma vie m'entraîner dans un tourbillon de folie, de passion, de haine, d'amertume, d'amour, de doute, de tristesse... Quand parviendrai-je à m'affranchir de tout cela ?

- Ah ils sont là, m'interrompit Florian en désignant du menton un petit groupe de jeunes.

Je distinguai parmi eux une jeune fille de seize ans. Fatoumata, fatoum pour les intimes. Elle était grande, belle, intelligente, provocante et drôle. Elle était tout cela et plus encore. Un "plus" qu'elle ne percevait pas. Une confiance qu'elle n'avait pas. Elle était incapable de s'exposer au regard des autres. À la moindre prise de parole en public je la voyais douter. Je voyais l'étincelle qui animait son regard vaciller. Je l'entendais buter sur des mots, débiter des paroles qui n'avaient pour elle aucun sens. La nécessité d'achever l'allocution prenait le pas sur tout le reste. Faire vite quitte à faire mal. Faire vite pour ne plus avoir mal. Parce que le jugement qu'elle croyait lire dans les yeux de ses congénères lui était insupportable. Fatoumata était fière. Jamais elle n'avouerait ses faiblesses aux autres. Jamais elle ne leur expliquerait qu'elle passait son temps à se comparer. À déterminer sa valeur en estimant celle de son entourage. Celle de ceux qu'elle percevait comme plus brillants, plus beaux, plus éloquents. Elle ne leur racontera pas non plus que ses responsabilités au sein de sa famille, sa maturité, faisaient d'elle la grande oubliée. On oubliait de lui accorder de l'attention. On oubliait de la féliciter pour ses prouesses. On oubliait d'admirer les qualités incroyables dont elle était dotée à un si jeune âge. On oubliait de la célébrer. On exigeait toujours plus d'elle sans reconnaître ses accomplissements. Fatoumata était une fille d'action qui à présent cherchait à travers les mots un moyen de briller. Pour moi elle brillait déjà. L'opportunité, voilà ce qui lui manquait. L'opportunité de montrer au monde ce dont elle était capable. Les prunelles de Fatoum croisèrent les miennes. Sur la réserve, elle me fit timidement signe avant de laisser ses longs doigts fins retomber. Voilà que mon sourire avait retrouvé du travail. Une activité digne de lui !

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