Partie 135 : mon monde

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[Je veux te voir.]

Les messages de Noah étaient à son image. Directs et déconcertants.

[Je peux pas.]

[Pourquoi ?]

[Je ne suis pas chez moi.]

Lassée d'attendre une réponse qui tardait à venir, je repris la fastidieuse tâche que ma mère m'avait assignée quelques minutes à peine après mon arrivée. Je prenais un étrange plaisir à découper en petits morceaux le courrier d'une mutuelle à laquelle je n'étais plus affiliée depuis des années. Le classement par ordre chronologique de mes relevés bancaires était en revanche beaucoup moins jouissif. Mauvaise idée de rendre visite à ses parents un jour de grand ménage. Je programmais, d'ordinaire, mes apparitions en fonction des lubies domestiques de ma mère. Je tenais ça de mon père. Étonnamment, il n'était jamais dans les parages quand elle décidait de mettre la maison sans dessus dessous pour tout ranger de fond en comble ou refaire le papier peint du salon.

[Noah ?]

[Oui ?]

[Tu ne veux pas savoir où je suis ?]

[Non.]

[Sympa...]

[Je veux surtout te savoir ici. Avec moi.]

Défibrillation. Courant électrique externe qui choquait mon cœur. Non pas pour stabiliser mon rythme cardiaque mais pour l'affoler. Comment, compte tenu de son historique amoureux, parvenait-il à exprimer avec aisance ses émotions ? Ce qu'il avait vécu aurait dû l'engourdir. Il voulait que je le sauve. Mais avait-il besoin d'être sauvé ? J'étais pour ma part incapable de me livrer comme il le faisait. Incapable de dire le dixième de ce qu'il confessait aisément. Il comptait sur moi pour le libérer des chaînes mentales qui l'entravaient. Pourtant il se mouvait avec beaucoup plus d'aisance que moi. Qui était donc en mesure de sauver qui ?

[Dis donc tu serais pas un peu dictatorial sur les bords ?]

[Seulement avec certaines personnes.]

[CertaineS personneS. Moi et qui d'autres ? ]

Clémence. La rousse au regard émeraude avec qui il était parfaitement assorti. Je n'étais pas une fille particulièrement complexée. Tout du moins pas plus que la norme. Mais par sa simple présence, elle soulignait mes imperfections. Je ne me sentais plus à ma place près de Guesdes. Toutes ces différences qu'il parvenait à effacer devenaient criantes à la simple évocation de cette femme. Nous n'étions pas du même monde. Nous n'avions pas la même place dans cette société régit par ses codes et non les miens.

[Tu serais pas un peu jalouse ?]

[Seulement avec certaineS personneS.]

[C'est bien ce qui m'inquiète...]

[Et moi donc ...]

L'un comme l'autre avions un passif pas très lointain voire encore très présent dans nos vies. Un passif qui nous freinait déjà.

[Je suis chez mes parents]

Je préférais pour l'instant mettre de côté toutes ces contrariétés. Le postérieur endolori par la fermeté de l'assise, je troquais le sol de ma chambre pour le lit. J'emportai avec moi un sac de documents à trier. Je n'étais pas spécialement averse au rangement. J'avais juste beaucoup de mal à me plier au mode de fonctionnement de ma mère. Elle aimait que les choses soient faites à sa manière. Je devais me tenir prête à exécuter à tout moment ses consignes. Des consignes, qui, très souvent, tardaient à être données. Je restais alors plantée là à fixer le vide en attendant la prochaine directive. Parfois elle me grondait pour mon manque d'initiative. D'autres fois elle me grondait parce que mes prises d'initiative n'allaient pas dans son sens. La fuite était donc la seule solution. J'avais bondi sur sa proposition de désencombrer ma chambre pour sortir de son périmètre de surveillance.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant