Partie 73 : silence

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Je tentais de camoufler, maladroitement et sans grand succès, les gargouillements de mon estomac. Clignotant. Voiture qui se déporte sur la voie de gauche puis dépasse une camionnette circulant bien en deçà de la vitesse maximale autorisée.  Plus qu'une demi-heure avant d'échapper à ce silence de cathédrale. 

- Boîte à gant. 

Je décollai mon front de la vitre. 

- Quoi ? 

Il désigna, d'un geste vague, la dite boîte à gant. 

- Ouvre-la. 

Confuse, je m'exécutai. 

- Il y a une bouteille d'eau sous ton siège. 

Il avait entendu. Évidemment. Je mordis, sans formalité, dans le sandwich qu'il avait mis de côté pour moi. Mon soupir de satisfaction lui arracha un minuscule sourire. J'étais, une fois rassasiée et hydratée, de meilleure humeur. Assez, tout du moins, pour souhaiter que cette guerre froide s'achève. Je n'avais pas envie de passer le week-end à échanger des regards assassins avec un homme qui cherchait de toute évidence à m'aider. Je n'appréciais pas ses méthodes, ni son ton mais je ne pouvais pas lui reprocher ses efforts. S'il fallait supporter ses tests et ses sautes d'humeur encore quelques semaines... Je ne parvenais pas à chasser cette désagréable sensation. Serions-nous encore ami à la fin de ce mentorat ? Étions-nous vraiment ami maintenant ? 

- Tu as reçu le programme ?

Il venait me poser une question. Une de celle qu'on pose lorsqu'on cherche à entamer une conversation, à faire un premier pas vers la réconciliation. 

- Du séminaire  ?

Il hocha la tête.

- Oui.

Je farfouillais dans mon sac jusqu'à ce que mes doigts heurtent puis encerclent mon téléphone portable. Boite de réception. Mail d'invitation au séminaire. Programme. Je jetais un rapide coup d'œil à ce que nous avions manqué. Accueil, mot de bienvenue, répartition dans les chambres, ice-breaker et cocktail dînatoire. 

- Qui participe à ce genre de séminaire ? demandai-je tout en continuant à étudier le pdf.
- Les associés, les consultants, certains clients, d'éventuelles recrues.
- Recrues ?
- On invite des diplômés ou professionnels à fort potentiel pour évaluer, de façon informelle, leurs compétences.
- Quelles compétences ?
- Sociales entre autres.
- Logique. Ceux qui viennent sont déjà en processus de recrutement ?
- La plupart oui. Mais pas tous. On travaille avec des chasseurs de tête qui, en fonction des besoins de la boite, démarchent certains profils.
- Je vois. Le séminaire c'est un peu un showroom en fait. 
- Un showroom ?
- Ouai. Vous exposez vos atouts pour donner envie aux clients ou à vos futures recrues.

Une lueur anima les yeux de Guesdes. 

- Choix de mots intéressant.
- Ah bon ? 

Pourquoi donnait-il à ses lèvres cette forme moqueuse ? Sa main gauche glissa sur le volant tandis que la droite reposait lâchement sur le levier de vitesse. A l'approche d'un tournant, il rétrograda.

- Exposer ses atouts, donner envie... 

Voilà pourquoi.

- Je ne vois toujours pas, mentis-je. 

Un sourcil plus haut que l'autre, des iris qui cherchèrent, durant une poignée de secondes, à me démasquer... Il reporta finalement son attention sur la route.

- Je n'ai jamais passé mon permis.

Un changement brutal de sujet qui semblait pas le perturber outre mesure.

- Jamais ?
- Jamais.
- Pourquoi ?
- Pas le temps.

Je fis une pause avant de rajouter :

- Pas d'argent non plus.

Je n'avais pas les moyens. Ma bourse étudiante et mes jobs d'été me permettaient à peine de joindre les deux bouts.  Pour vivre avec un chouïa de décence plutôt que survivre, je m'étais résignée à prendre un crédit étudiant Je ne l'avais jamais dit à mes parents. Ils en auraient fait une syncope. Littéralement. Le crédit n'était pas dans nos mœurs. On se serrait la ceinture. On économisait le moindre centime. On se contentait de l'extrême nécessaire et on se montrait reconnaissant. Ne pas se plaindre. Ne pas abandonner. Rien n'est insurmontable à force de persistance. Les valeurs étaient justes. Vivre ces valeurs en revanche ... Beaucoup plus compliqué. Je voulais respirer un peu financièrement. Je voulais que mon inéluctable décente aux enfers ne soit pas précipité par des problèmes d'argent. Alors je me suis écartée de ma culture, de mon éducation. Un peu. Je n'en étais pas fière mais j'en avais besoin. Ils m'auraient sûrement incité à quitter mon appartement. Revenir chez eux. Faire presque deux heures de trajet tous les jours pour rejoindre la fac. Me réinstaller dans un logement dont les souvenirs heureux étaient à présent entachés par... Je ne parvenais toujours pas à le dire, à le penser.  

- Tu as ton code ?
- Oui. 

Il acquiesça et se terra à nouveau dans le silence. Un silence pensif, apaisant. Le sommet de mon front sur la vitre, la paume sous mon menton. Je regardais le paysage défiler et repensais au crédit qu'il me faudrait dans quelques mois commencer à rembourser. Une dette dont je devais m'acquitter. Une dette moins gênante que celle qui hantait depuis des années ma conscience...

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant