Déboires chroniques

Partie 83 : plus jamais

- J'ai pourtant l'impression de te faciliter la tâche.

Il haussa les sourcils et plissa le nez.

- Tu trouves ?
- Oui et pas qu'un peu, repris-je en reniflant.

Il regagna l'espace pique-nique et tira du panier une serviette en papier qu'il me tendit. Je délaissai l'inconfortable tronc pour me rapprocher de lui. L'écoulement nasal sous contrôle, je m'accroupis, fis tourner mon bassin pour préparer mon postérieur à l'atterrissage, manquai, au passage, de perdre l'équilibre avant de retrouver ma place sur le tissu bleu pastel. Déjà installé, Noah se contenta de m'observer en silence. L'immensité du ciel, les étoiles scintillantes, le calme plat et lui.

- Merci.

Il se massa la nuque, se déchaussa et rapprocha ses jambes de sa poitrine.

- De ?
- De m'offrir ce moment.
- Tu n'es plus en colère ?
- Je serais toujours un peu en colère contre toi Guesdes.

Je le bousculai gentiment avant d'ajouter :

- C'est inévitable.
- Et réciproque, répliqua-t-il.

Je pris un air faussement outrée.

- Quoi ?! Tu sous entends que je ne t'inspire pas que paix et amour ?
- Quand tu te montres ponctuelle, avenante, disponible...
- Je suis toujours avenante et disponible.
- Pour d'autres peut-être.
- Pour toi, un jour... Qui sait ?
- Pourquoi pas maintenant ?

L'étincelle de défi qui anima son regard réveilla mon côté taquin.

- Quand tu seras moins lunatique et plus ouvert.
- Plus ouvert ?
- Qui est Noah Guesdes ?
- Tu en sais autant que les autres.
- Vraiment ?
- Vraiment.

Il avait le don de m'irriter. Il prônait la confiance et la transparence à longueur de temps, m'incitait à me dévoiler mais se dérobait à la moindre question. Je n'allais pas le laisser s'en tirer à si bon compte.

- Autant que tes plus proches amis ?

Il enroula ses bras autour de ses genoux, me jeta un rapide coup d'œil avant de répondre :

- J'ai perdu de vue mes amis.
- Tous ?

Il acquiesça.

- Comment ça se fait ?
- J'avais d'autres préoccupations.

Je ne me laissais pas décourager par sa réponse peu engageante.

- Mais encore...
- Le travail, la famille, elle ...
- Elle... Ta petite amie ?

Il hocha la tête. Oh... J'avais envie d'en savoir plus. Comment s'appelait-elle ? A quoi ressemblait-elle ? Comment s'étaient-ils rencontrés ? Combien de temps avaient-ils été en couple ? Que lui était-il arrivé ? Les questions ne manquaient pas. Le courage de les poser en revanche ...

- Tu as des frères et sœurs ?

J'optais pour un sujet moins épineux.

- Une sœur. Agathe.
- Elle a quel âge ?
- 26 ans.
- Tu es l'aîné... Vous vous entendez bien ?
- Oui. Elle est courtière en assurance. On dîne ensemble une fois par semaine.

J'enviais déjà leur relation. Dîner avec mon frère une fois par semaine... Parler de notre quotidien, rire de nos misères et évoquer le bon vieux temps. J'aurais aimé pouvoir en faire autant avec Issa. Mais ma réalité était différente.

- Elle m'a beaucoup aidé, poursuivit Guesdes.

Perplexe, j'attendais une explication qui ne vînt pas.

- Elle t'a aidé ? C'est à dire ?
- Elle m'a aidé a surmonter mon deuil, précisa-t-il.

Le bruit de désapprobation qui s'échappa de ma gorge capta son attention.

- Quoi ?
- Rien.

Il expira doucement mais longuement. Tout chez lui indiquait qu'il ne passerait pas à autre chose sans connaître le fond de ma pensée.

- Tu n'as pas fréquenté d'autres femmes depuis ...

Il libéra ses genoux, déplia ses jambes et s'allongea.

- Oui et ?

La tension dans sa voix était perceptible.

- Si tu n'as connu personne depuis c'est peut-être parce que tu n'as pas encore vraiment fait ton deuil.

Rien. Aucune réaction. Les feuilles dansaient avec le vent et animaient, seuls, ce moment. Je crapahutai jusqu'à lui.

- Guesdes... murmurai-je le visage au dessus du sien.

Il me dévisagea. Longuement. J'avais envie à mon tour de briser la barrière physique. J'avais envie de toucher son visage, de caresser son menton rendu rugueux par sa barbe, de plonger mes doigts dans ses cheveux, de placer mes mains sur sa nuque... Je voulais plus. Plus qu'une simple amitié. Plus qu'un mentorat. Une évidence que j'avais longtemps niée.

- Je lui ai fait une promesse.
- Une promesse ?
- Personne d'autre.
- Quoi ?
- Personne d'autre qu'elle.

Personne ?! Personne. Saisie d'une vive douleur au thorax, je mis de côté l'humiliation et la gêne engendrées par mon attitude à son égard pour afficher une expression que j'espérais neutre.

- Tu as fait vœu de célibat ? , demandai-je d'une voix étouffée.

La formule ne semblait pas totalement lui convenir. Il marqua un temps avant finalement, faute de mieux, d'admettre :

- En quelque sorte, oui.
- Je t'ai déjà posé cette question.
- Oui.
- Tu y avais répondu par la négative.
- Oui.

Le nez retroussé, le front marqué par des lignes de contrariété, je m'écartais de lui pour m'installer à nouveau à distance raisonnable.

- Donc tu m'as menti.
- Pas vraiment, non.

La gêne laissa place à un profond agacement. Les réponses évasives qu'il me servaient alimentaient ma frustration. Il perçu le changement d'ambiance et se releva.

- Par fréquenter, j'entends m'investir dans une relation sérieuse.

Il a donc connu d'autres femmes.

- Oh tu fais partie de ce genre là.

Pratique cette histoire de petite amie décédée qui lui fait promettre de n'aimer personne d'autre qu'elle. Quelle piètre excuse pour obtenir des femmes ce qu'il veut.

- Quel genre ?
- Une nuit mais pas une vie.

La bouche entrouverte, les traits figés. Il était partagé entre stupéfaction et colère.

- Pas du tout !

Je ne parvins pas à dissimuler ma déception. Un de plus. Ascenseur émotionnel. Je voulais changer de sujet, bâtir un mur suffisamment haut pour prévenir toutes actions déraisonnées de sa part et de la mienne. Connaître les défauts d'un homme, savoir qu'il n'est pas fait pour soi ne m'empêcheraient pas, mû par les sentiments, de plonger dans un gouffre de stupidité, de m'enfermer dans une situation difficilement soutenable et qui, inévitablement, me causerait du tort. J'en avais déjà fait l'amer expérience. Plus jamais.