Partie 46 : marécage

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Il fixa ses mains, poussa un bref soupir avant de reprendre : 

- Mes cicatrices, hum ?

Je hochai, un peu trop vigoureusement, la tête. Il semblait réticent à en parler. Cherchait-il ses mots ? Une tension anima sa mâchoire. Il avala une gorgée de café puis se décida enfin à aborder le sujet.

- J'ai brisé une vitre.

J'avais du mal à l'imaginer faire une chose pareille.

- Avec tes mains ?

Question idiote que je n'avais pas pu m'empêcher de formuler à voix haute. J'avais assisté à bon nombre d'éclats de violence, j'en avais parfois même été la cible. L'idée qu'il succombe à ce genre d'excès était ... dérangeante.

- Quoi d'autre ? , rétorqua-t-il le sourcil droit levé.
- Pourquoi ?
- J'avais besoin d'entrer dans un appartement.
- Tu as essayé la porte ?

Il grimaça. Je pressai mes lèvres l'une contre l'autre pour m'empêcher de sourire.

- Oui j'ai essayé la porte.

Il s'adressait à moi comme à une enfant à qui il fallait rappeler des choses évidentes. Je n'aimais pas ça. J'essayais néanmoins de ne pas prendre la mouche. Il avait, après tout, passé la nuit sur un canapé qui n'était pas fait pour accueillir un homme de sa corpulence. Il m'avait vu sous mon pire jour et était resté. Assis à même le sol dans une position inconfortable pendant dieu seul sait combien de temps.
Il ne m'avait pas jugé. N'avait prononcé aucun commentaire désobligeant. Mon égo en avait tout de même pris un coup. Nous nous étions vus trois fois. Trois et demi. Il avait hurlé mon nom en public. Ça devait bien compter pour quelque chose. Comment, après seulement trois rencontres, je pouvais accepter qu'il ait assisté à un spectacle aussi lamentable que celui auquel je m'étais donnée ? Impossible. C'était bien la dernière personne que je souhaitais avoir près de moi lorsque je touchais le fond.
Lui, toujours accompagné de somptueuses femmes. Moi, qui peinais à ne pas succomber à mes penchants les plus sombres.

- À quoi tu penses ?

Je détachai mon regard du micro-ondes qui me faisait face pour le poser sur son menton carré, son nez droit, ses sourcils fournis et ses yeux profonds.

- Je pensais que tu avais beaucoup de sang froid.
- C'est le cas.
- Mais...
- J'étais en contrôle.

On associait rarement un acte violent et illégal à une situation sous contrôle. Je lui laissais néanmoins le bénéfice du doute.

- Donc tu n'étais pas en colère quand tu as brisé cette fenêtre ?
- Si.

Perplexe des rides vinrent perturber mon front habituellement lisse.

- Je ne comprends pas.
- Je te l'ai dit. J'avais besoin d'entrer dans l'appartement. La porte était condamnée.
- Ok... Tu étais en colère... mais ça n'est pas ça qui t'a poussé à entrer par effraction.

Son attitude ouverte et décontractée s'était évaporée. Les informations éparses qu'il délivrait au compte-goutte créaient plus de confusion qu'autre chose.

- Exact.
- Et donc ?
- Donc ?

Il ne faisait aucun effort pour fournir des explications intelligibles. Crispé et défiant, il attendait, les bras croisés, avec appréhension ma prochaine réplique.

- Très bien Guesdes. Restons-en là.

Je lui tournai le dos et déposai ma vaisselle dans l'évier.

- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Rien, répondis-je en rangeant le bol nettoyé dans l'égouttoir.

Il expira bruyamment.

- J'étais en colère contre moi-même et personne d'autre. Je ne suis entré par effraction que parce que l'urgence de la situation m'obligeait à le faire.

Je me retournai, appuyai mes fesses contre le meuble de la cuisine et essuyai mes mains sur le torchon suspendu près de moi.

- Ne m'en demande pas plus.

Aucun mot ne franchit ma bouche entrouverte. La parole, souvent vue comme émancipatrice, pouvait entraîner le non-aguerri dans de profonds marécages. Prisonnier d'une terre spongieuse. Regrettant de s'y être laissé mener. Paralysé par des relents nauséabonds s'échappant des marais.
Il ne voulait pas s'engager sur ce terrain. J'étais bien placée pour le comprendre.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant