Partie 102 : mon imprevisible

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L'épaule gauche enfoncée dans le matelas, le bras droit le long du corps, j'admirais la quiétude de Guesdes. Le front lisse, les fines lines verticales de ses lèvres charnues, les courts poils châtain peuplant ses joues, son menton et sa mâchoire, la pointe de son nez droit, les pommettes saillantes, les paupières closes, les cils longs et fins. Je n'arrivais pas à croire que nous avions passé la nuit ensemble. Il avait conservé sa chemise mais déboutonné l'encolure découvrant ainsi une partie de son torse. 

- Tu vas arrêter de me reluquer ?
- T'es réveillé ? , répondis-je en ignorant sa requête moqueuse. 

Deux fossettes ponctuèrent le charmant sourire qu'il m'adressa.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? , demandai-je. 

Ma curiosité se reflétait dans ses iris argentés.

- Quand ?
- Hier.
- À toi de me le dire.

Hier. Je flânais dans une librairie de quartier en attendant l'arrivée de Guesdes. Il m'avait appelé la veille. Il voulait me parler de quelque chose mais souhaitait le faire en personne. Je me rappelle avoir tourné en rond, longtemps, m'être triturée le cerveau jusqu'à n'en plus finir puis, lassée, être sortie prendre l'air. Je cherchais à fuir le silence qui amplifiait mes pensées jusqu'à les rendre assourdissantes. Fuir l'anxiété et l'appréhension que générait la venue de Noah. Ne pas ruminer ma dispute avec Sanaa, ne pas me blâmer d'avoir complexifié mes rapports avec Florian. Je me souviens, sur le chemin du retour, m'être dit que la solitude avait du bon. Elle ne vous plongeait pas dans un tourbillon de doutes, ne vous culpabilisait pas, ne vous reprochait rien. Alors pourquoi la craignait-on ? Pourquoi la méprisait-on ? Je me souviens avoir relevé la tête. Le regard attiré par les reflets d'une lumière bleutée. Je me souviens du véhicule. De ses courbes, des lettres blanches mises en avant par un fond bleu, d'un agent posté à l'entrée du bâtiment. De la peur. Cette vieille amie qui vous cause plus de tort que de bien mais dont il est difficile voire impossible de se séparer. Elle s'incruste au moment le moins opportun, refuse de partir et vous contraint dans vos actions. Cette voiture, cette lumière, cet uniforme...

- Je vais faire du café, marmonnai-je en me relevant à moitié.

La main chaude de Noah posée sur mon poignet me freina dans mon élan.

- Ça ne ressemblait pas à tes autres crises, commenta-t-il.

Les doigts crispés, la mâchoire contractée, je fixais le plafond à défaut de soutenir ses yeux interrogateurs.

- Non.
- Tu as dit des choses ...

Je laissais échapper un petit hoquet de surprise. Qu'avais-je dis ? 

- Des choses ? , répétai-je en m'installant au bord du lit.

Les sourcils froncés, attentif à mes réactions, il poursuivit :

- Tu m'as demandé s'ils venaient te chercher.
- Qui ça ?
- Vraiment ?
- Vraiment quoi ?

Je niais, me braquais, refusais d'admettre l'évidence. Il avait, une fois de plus, observé l'étendu de ma folie. J'avais honte. J'étais incapable de mettre des mots sur des faits pourtant implacables.

- Jena putain...

Yeux écarquillés, sourcils s'approchant dangereusement de ma ligne frontale, j'étais bouché bée.

- Tu viens de dire « putain » ou je rêve ?

Il quitta mon lit et lissa son pantalon pour en atténuer les plissures.

- Ça y'est Guesdes on s'oublie ? Plus aucune posture professionnelle ?
- Tu t'accroches encore à ça ? , répliqua-t-il un brin étonné.
- A quoi ?
- A cette histoire de mentorat.

J'avais loupé un épisode. On ne faisait plus semblant d'être unis par les liens sacrés de l'obligation académique ? Lui l'adulte responsable à la carrière florissante. Moi la jeune ingénue incapable de se projeter, d'espérer plus qu'un diplôme du supérieur.

- Je comprends pas.

Je ne comprenais plus grand chose depuis quelques temps déjà. C'était bien là le problème. Il avait chamboulé ma vie. Il était apparu et m'avait poussé dans mes retranchements. Il cherchait la source du chaos dans lequel je prospérais.

- Tu vas rester dans le déni combien de temps encore ?
- Je ne vois pas de quoi tu parles.

Genoux à terre, mains sur mes cuisses, pupilles en quête de réponses. Je voulais me soustraire à cette inquisition mais il m'en empêcha.

- Tu n'étais pas toi hier, reprit-il.
- J'ai pas envie d'en parler.
- Moi si.
- Ça ne te regarde pas.

Silence. J'étais en colère. Pas contre lui. Contre personne en particulier. J'étais juste en colère. Mais il était là. Il m'obligeait à faire face à mes démons. Il avait semé le vent et s'apprêtait à récolter la tempête.

- Tout ce qui te concerne me regarde, répliqua-t-il d'un ton sec.
- Depuis quand ? On se connaît depuis trois mois. Pour qui tu te prends ?

Il recula, étonné par la virulence de ma réponse mais ne se laissa pas pour autant décourager.

- Pour quelqu'un qui t'apprécie et s'inquiète pour toi.

Il « m'apprécie ». C'était un terme si ... quelconque. Un terme adressé à une collègue, une voisine de pallier.

- Merci mais tout va bien.

Il soupira, se frotta les yeux et reparti de plus belle :

- Non tout ne va pas bien.
- Je gère.
- Je t'ai trouvé en état de choc à quelques pas de chez toi. Tu me reconnaissais à peine. Tu étais pâle, perdue, incapable de parler. Tu frissonnais et tu as finalement passé une partie de la nuit à me demander s'ils étaient là pour toi. Tu gères quoi exactement ?

Chaque mot était aussi brutal qu'une balle traversant un organe vital.

- Qu'est-ce que ça peut te foutre ? T'es pas mieux que moi. Ta vie dépend d'une promesse faite à un mort.

J'avais touché la corde sensible. Il se releva prestement. Le corps tendu, le visage froissé de contrariété, il récupéra sa veste, ses chaussures et se dirigea vers le séjour.

- Pas facile hein quand on est concerné, continuai-je en lui emboîtant le pas. T'as plus rien à dire ? Rien à confesser ?

Il fit volte-face si soudainement que, portée par mon élan, je butai contre lui. Il me saisit par les épaules et sans crier gare pressa ses lèvres contre les miennes. Un baiser gorgé de frustration et de ressentiment. Un baiser qui tentait de me faire passer un message. Mais lequel ? J'étais stupéfaite. L'action était totalement imprévue. La pression qu'il exerçait sur mes lèvres s'adoucit. La main qui maintenait ma tête dans sa direction se déroba. Il recula, hagard.

- Fais chier, murmura-t-il.

Il se retourna et claqua la porte derrière lui. Que venait-il de se passer ? Hébétée, je n'étais pas certaine de pouvoir supporter le poids de mes émotions seule.

MESSAGERIE INSTANTANÉE
[J'ai besoin de vous.]

Il avait semé le vent. J'avais récolté la tempête.

[Bouge pas, on arrive.]

Je savais que Sanaa ne me laisserait pas tomber. Aussi fâchée soit-elle. Nous formions avec Aurelie une famille. Et j'avais appris, à mes dépens, qu'il fallait s'accrocher autant que possible à sa famille. Demain n'était jamais garantie. L'imprévisible était l'une des seules constantes. Et je venais à nouveau d'en être témoin.

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