Partie 64 : blessure

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Un souffle chaud me caressa le visage. Le sien. Nous nous regardâmes dans le blanc des yeux. Statiques. Entendait-il les pulsations qui secouaient ma cage thoracique ? Avait-il conscience du trouble qui m'habitait ? J'espérais sincèrement que non. Lui ne semblait pas le moins du monde perturbé par cette soudaine proximité.

- Très bien, finit-il par dire.
- Très bien..., répétai-je.

Il s'écarta. J'avais du mal à lire ses traits mais ce mouvement de recul en disait long. Une chape de plomb me comprima la poitrine. Rejetée. Ici. Maintenant. Rejetée également dans mon appartement quand j'étais au plus mal. Rejetée, tout court. Ça ne m'était jamais arrivé. Guesdes en avait clairement fait une habitude. C'était ça la confiance dont il parlait ? Prendre un risque, s'ouvrir à l'autre pour ...  quoi ? Pour souffrir ?
Pour être moqué ou pire ... pris en pitié ? Je n'en voulais pas de sa confiance. Et je ne voulais pas donner la mienne. Je ne voulais pas des montagnes russes. Je voulais que mon monde soit simple. Je pris soin de l'éviter en regagnant le fauteuil, prête à m'asseoir, à ravaler mon ego meurtri, à jouer l'indifférente. Prête à nier l'attirance que j'avais indubitablement pour lui mais qu'il n'avait clairement pas pour moi. Prête à serrer les dents, prétendre passer un bon moment quand je ne rêvais que d'une chose, être loin. Très loin d'ici. Quand je priais pour que le temps s'écoule rapidement pour que je puisse rentrer chez moi et hurler dans mon oreiller la honte que chaque parcelle de mon corps ressentait. Oui, j'étais excessive. Oui j'avais le droit de l'être. J'avais le droit d'être à fleur de peau, en colère. J'avais le droit d'être vexée.
Et si je n'avais pas le droit et bien je m'en donnais le droit. J'aurais aimé être une martyre. Avoir la souffrance digne. J'aurais aimé contrôler mes émotions comme il contrôlait les siennes. Mais ça n'était pas moi. Ça n'était plus moi. Mon genou heurta la table mais ne causa, heureusement, aucun dégât. Guesdes avait freiné mon élan en attrapant ma main. Ce geste anodin me fit l'effet d'une décharge électrique. Il enveloppa ses doigts autour des miens et exerça dessus une douce pression. Je ne parvenais pas à détacher mes yeux du point de contact.

-  Il ne reste plus qu'à pratiquer.
- Comment tu pratiques la confiance ? , demandais-je sincèrement intriguée.

Ma voix était plus basse que d'ordinaire et mon souffle plus court.

- Et si tu t'installais là plutôt ? , suggéra-t-il en désignant le canapé.

Je n'étais pas sure de comprendre où il voulait en venir. Je suivis néanmoins son conseil. Il libéra sa prise. Je retrouvais une respiration régulière. Il m'encouragea à boire le thé qu'il avait apporté quelques instants plus tôt. J'observais le breuvage avec suspicion.

- Tu ne prévois pas de m'empoisonner j'espère...

Il leva les yeux au ciel.

- Tu es parano ma parole, s'exclama-t-il.
- Je suis prudente, nuance.
- C'est fréquent chez toi les meurtres ?

Saisie d'une douleur thoracique aiguë, je sentais le sang déserter mon visage.
Respire. Tout va bien. Respire.

- Jena ?

Inquiet et désemparé Noah cherchait à donner du sens à ma détresse inopinée.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Je fermais les yeux pour en apaiser la brûlure. Je ravalais les larmes qui menaçaient à tout moment de me submerger.

- Une minute.

Je le suppliai presque.

- Ça va passer, poursuivis-je cette fois davantage pour moi-même que pour lui.

Je pris une profonde inspiration et me vidai l'esprit. 60 secondes. C'est tout ce qu'il me fallait pour ne pas perdre pied. J'ouvris à nouveau les yeux.
Quand s'était-il rapproché ? Le torse tourné vers moi, le coude fermement appuyé sur le dossier, il scrutait le moindre de mes gestes.

- C'est passé, annonçai-je.
- Nouvelle crise ?

Je hochais la tête en guise de réponse.

- Tu veux rentrer ?

C'était une proposition que j'aurais saisie avec joie quelques secondes plus tôt. C'était une proposition que je me tâtais d'ailleurs encore à accepter.

- Non, conclus-je.

Il laissa le haut de son corps retomber sur le canapé. La tête appuyée contre la paume de sa main droite, il soupira.

- On ne s'ennuie pas avec toi...
- Désolée.
- Ne t'excuse pas.
- Je rêve ou tu me grondes ?

Ses fossettes se creusèrent légèrement.

- Tu n'as pas à t'excuser pour ça, précisa-t-il. Et je ne te gronde pas j'exerce mon autorité de mentor.
- Quelle autorité !
- Je rêve ou tu te moques ?
- Je m'excuse parce que je n'aime pas créer ...
- Créer quoi ?
- Ça... Ce genre de situation inconfortable. Ça ne m'arrive jamais.
- Étonnant.
- Quoi donc ?

Il me regarda. Il semblait réticent à poursuivre. Incertain de mon niveau de fragilité. Ses pupilles effectuèrent de rapides mouvements à la recherche de signes rassurants.

-  De là où je me situe, ça t'arrive assez souvent.
Je soupirai.
- Sûrement parce que tu es trop près.
- Sûrement... Ça te dérange ?
- Un peu.

Il plissa le front.

- Pourquoi ?
- Parce qu'être à découvert c'est désagréable.
- Et si je l'étais aussi ?
- Ça n'est pas le cas.
- Et si j'essayais de l'être ?
- Tu risques de ne pas apprécier...

Il se leva, fit le tour de la pièce et me jeta, de temps à autre, un coup d'œil.

- Qu'est-ce tu fais ?, finis-je par lui demander.
- Je réfléchis.

Il déglutit, s'immobilisa, se massa la nuque et fixa le sol. Il était sur le point de confesser quelque chose d'important. Je me redressai et le dévisageai. Il portait, aujourd'hui, une tenue décontractée. Un t-shirt blanc et un jean. Quand s'était-il déchaussé ? Il était suffisamment à l'aise pour être pieds nus en ma présence. Je tirais une certaine satisfaction de cette information.

- Cette année ça va faire quatre ans que...

Suspendue à ses lèvres j'attendais la suite.  Il se remit à marcher, cherchant sans aucun doute à apaiser sa nervosité.

- Que ?

Je l'encourageais à poursuivre. Il s'arrêta à nouveau et plongea cette fois ses yeux dans les miens. J'y lu de la détresse. Une plaie à la cicatrisation incomplète. L'examen de cette plaie provoquait chez le blessé une vive douleur. Il m'était difficile d'observer sa souffrance. Elle était trop familière, trop connue. Je maintins néanmoins le contact visuel. Il en avait besoin.

- Ça va faire quatre ans que ma petite amie est morte.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant