Partie 57 : chute libre

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J'avais passé une heure à compléter et relire mes cours. Une heure durant laquelle Guesdes ne m'avait pas adressé la parole. Pas une fois. Pas un mot. De temps à autre j'avais le droit à un discret coup d'œil. Il s'était éloigné à deux reprises pour échanger, par téléphone, avec ses collègues. Je l'écoutais alors d'une oreille distraite. Les minutes s'égrenaient. La colère qu'il avait provoquée s'était dissipée. Les bons sentiments avaient, de nouveau, pointés le bout de leur nez. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Pas après la prévenance dont il avait fait preuve. Les défenses que j'érigeais d'ordinaire s'affaiblissaient à mesure que la fatigue gagnait du terrain. Je luttais, difficilement, contre l'état de somnolence dans lequel j'entrais inexorablement. Le corps penché vers la table basse, la tête posée sur mes bras croisés, les cils battants, je regardais Noah sans détour.
Des muscles saillants se dessinaient sous sa chemise blanche au col entrouvert. Il avait toujours une montre attachée à son poignet gauche. Une barbe de trois jours grignotait une partie de son visage. Contrairement à moi, il était plutôt clair de peau. Je suivais les mouvements de son torse. Il s'élevait et s'affaissait à un rythme régulier. Je fermai, un bref moment, les yeux. Lorsque je les rouvris il avait mis de côté son ordinateur et rangé son téléphone. Un bras sur l'accoudoir, une main sous le menton, il posa sur moi des iris orageux. Vraiment pas commode ce Guesdes.

- Tu veux pas rejoindre ton lit ? , s'enquit-il d'une voix légèrement tendue.
- Avec toi ? C'est une proposition ?

Oui j'avais osé. J'étais trop fatiguée pour filtrer les pensées saugrenues qui me traversaient l'esprit. Trop fatiguée pour me soucier de la façon dont elles seraient reçues une fois verbalisées. Surpris, il haussa les sourcils. C'était, à vrai dire, amusant d'inverser les rôles et d'être celle qui, pour une fois, le déstabilisait.

- Pas vraiment...

La réponse tarda à venir. Elle était cinglante de franchise. Les paupières à nouveau closes, je prétendais ne pas être froissée.

- Oh... ok.

Je réprimai un bâillement.

- Je t'ennuie ?
- Jamais Guesdes !

Demain, je regretterai de m'être montrée si impulsive. Demain était un autre jour. Aujourd'hui, je me heurterai à sa froideur et tâcherai inlassablement de fissurer le mur qu'il incarnait.

- L'ennui ça n'est, malheureusement, pas ce qui te caractérise.
- Malheureusement ?
- Ça a du bon l'ennui. C'est stable, c'est familier, c'est réconfortant...
- Et je ne suis rien de tout ça ?

J'étais incapable de lui faire part de ma reconnaissance. Chaque phrase que je formulais devenait involontairement une attaque personnelle. La soudaine agitation de Guesdes et ma maladresse m'arrachèrent à ma rêverie. Il enfila sa veste et rangea ses affaires.

- Tu vas où ? , le questionnai-je en me redressant.
- Je rentre. Les 1h30 sont passées.
Je quittai le sol, ahurie.
- Tu rentres ?
- Oui, je m'ennuie. Ça n'a pas que du bon l'ennui. C'est monotone, soporifique et peureux.
- Peureux ? Comment ça ?
- Ça craint le changement. Ça n'aime pas être bousculé. Ça ne fait pas confiance.
- Tu parles de l'ennui ou de moi ?
- D'après toi ?
- C'est ironique venant de toi.
- Qu'est-ce qui est ironique ?
- De parler de confiance quand tu as, toi-même, du mal à accorder la tienne.

Je lui faisais maintenant face. Le silence qui régna durant une poignée de secondes électrisa l'atmosphère. Il avait retrouvé le fameux masque d'indifférence qu'il se plaisait à porter lorsque ses émotions menaçaient de prendre le contrôle.
Ce n'était pour lui qu'une façon détournée d'exprimer son mécontentement. Je l'avais vu faire à plusieurs reprises.

- Je n'ai aucun mal à accorder ma confiance.
Un petit ricanement émana de ma gorge. Il plissa le front.
- Tu passes ton temps à t'inviter dans des moments douloureux et intimes de ma vie sans jamais divulguer quoi que ce soit de la tienne.
- M'inviter...
- Oui tu T'INVITES. Je ne voulais pas que tu me vois pleurer de désespoir, tout détruire de rage ou vomir d'angoisse.
- Tu préfères quoi ? Prétendre que tout va bien ?
- C'est pas ce que tu fais toi ? Et j'ai loupé un truc ? Parce qu'aux dernières nouvelles le mentorat n'incluait pas une thérapie ...

Je regrettai aussitôt cette réplique. Trop tard. Le mal était fait. Ces paroles bien que vraies n'en demeuraient pas moins cassantes. Je ne voulais pas en arriver là. Les traits figés, il récupéra ses affaires et se dirigea vers la sortie.

- Guesdes... , murmurai-je alors qu'il ouvrait la porte.
- Vous avez raison Mademoiselle Abbad le mentorat n'inclut pas une thérapie et ne justifie en aucun cas que je m'immisce dans votre vie privée. Je vous enverrai par mail la date de notre prochaine rencontre. Bonne soirée.

Mademoiselle Abbad, vous... Ce ton, ce regard. Le gouffre qui nous séparait était abyssal. Il quitta l'appartement sans attendre une quelconque réponse de ma part.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant