Partie 43 : la coupe est pleine

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Interdite, je les observais tour à tour.

- Monsieur Guesdes ... reprit Hannah.
- Noah. 

Venait-il de l'encourager à l'appeler par son prénom ?!

- Ah oui. Euh... Noah t'attendait.

L'air entendu qu'ils affichèrent accrut ma perplexité. Hannah, que le silence mettait mal à l'aise, frotta la ligne droite de sa mâchoire puis toussota. Elle espérait voir Guesdes, ou moi-même, prendre le relai. Ce qu'aucun de nous ne fit. Je n'étais absolument pas disposée à supporter une situation inconfortable dont je ne comprenais ni les tenants, ni les aboutissants.

- Navrée mais vous tombez mal.

Je récupérai mon sac, déposé un instant plus tôt au sol, et me rendis, sans attendre, dans ma chambre.

- Jena ! , s'offusqua ma colocataire.

Je balançai mes affaires dans le panier à linge sale tout en prêtant une oreille attentive à la voix profonde de Guesdes. Il s'adressait à Hannah. Je ne parvins à grappiller que quelques mots de leur échange.
"Je m'en occupe" ... "calmer"... "tort".
Rien qui ne me permette de reconstituer l'intégralité du propos.
Le frottement du tissu généré par le mouvement, l'ombre d'une personne qui traverse le couloir, le grincement d'une porte. Le calme plat.
Était-il parti ? L'avait-il rejoint dans sa chambre ? Cette pensée, que je savais absurde, renforça mon agacement.
Une épaisse fatigue s'abattit sur mes épaules.
Je me laissai glisser au sol. Dos et arrière du crâne contre le mur. Regard perdu dans le vide. La charge émotionnelle intériorisée  devenait de moins en moins soutenable. Une larme roula sur ma joue droite. Puis une autre. La joue gauche n'était pas en reste. Je laissais mon visage accueillir les débordements d'une coupe trop pleine.
Je ne parvenais pas à dissiper l'image de ses yeux cuivrés, ses cheveux bruns qui tombaient sur sa figure sereine, son sourire enjôleur. Des détails à jamais gravés dans ma mémoire. J'entendais encore les hurlements de ma mère. Estomaquée par la souffrance qui s'était  abattue sur notre famille. Désorientée par la déflagration. Incapable de réagir. D'être un appui pour qui que ce soit. Nous étions les rescapés d'une catastrophe humaine.
S'en remettre à la volonté divine. Son heure était venue. On ne pouvait pas empêcher la mort de frapper.
Les sages paroles de mon père ne m'atteignaient pas. Elles sonnaient creux. Elles n'apaisaient pas la douleur ressentie par chaque particule de mon être. Une douleur qui m'était infligée par à-coup. Lorsque j'étais persuadée d'en être libérée
elle me percutait plus violemment que jamais. Une torture sans fin.
Une chaleur irradia ma cuisse. Je caressai de mon index droit les petites cicatrices striant la main soignée mais puissante qui s'était posée sur moi. Je ne les avais jamais remarqué. Il frissonna. Chercha, du regard, un consentement qu'il obtint.

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